A partir du cinquième épisode, Damon Lindelof marque sa série d’une épopée temporelle qui poursuit sa méthode de réécriture du mythe en même temps qu’elle éclate tous les enjeux du récit. Avant notre bilan, focus sur cet autre personnage qu’est le temps.
Cet article contient des révélations importantes sur l’intrigue de la série…
Quand on s’arrête à la fin du quatrième épisode, Watchmen nous a déjà perdus, entre multiples conspirations, montées en puissance des théories, nœuds scénaristiques et profondeur thématique (voir notre bilan de mi-saison ici). C’est à partir du cinquième épisode, montrant l’origin story de Looking Glass aka Wade Tillman, qu’une nouvelle donnée déjà introduite dans les épisodes précédents va définitivement faire plonger la série dans les abîmes de la fiction : le temps.
La seule donnée temporelle qui importait dans les premiers épisodes tenait aux premières années de la vie de William Reeves, le grand-père d’Angela : le tract anti-américain récupéré par son père lors de la Première Guerre Mondiale (épisode 2), et lorsqu’il fut le témoin de l’émeute ethnique de Tulsa en 1921 (épisode 1) – deux événements fondant la chronique sociale de Lindelof. Dans l’épisode 5, donc, la série remonte une nouvelle fois le temps cette fois-ci pour changer de paradigme en se concentrant sur le génocide new-yorkais du 2 novembre 1985, lorsqu’Adrian Veidt lâcha un calamar intradimensionnel en plein New-York, tout cela du point de vue de Wade, dont le traumatisme, encore bien là trente ans plus tard, sera le sujet de la suite de l’épisode. Dans l’épisode 6, Lindelof raconte la vie passée de William Reeves et nous révèle qu’il était le premier super-héros de l’histoire des Etats-Unis : Hooded Justice. Enfin, dans l’épisode 7 et 8, la série divague entre passé, présent et futur pour nous approcher de plus en plus de l’apparition (ou presque) du Dr. Manhattan, cet être supernaturel capable de vivre ces trois données du temps, en même temps.

Rétroactivité…
Quel est le but de toutes ces remontées temporelles ? Lindelof voit ici la capacité du temps à faire remonter les idées, à les faire germer sans que nous ne pouvions les soupçonner : il utilise le passé pour altérer le présent. Cela a un nom : le retcon, ou la continuité rétroactive. C’est une méthode scénaristique qui consiste à montrer le passé des personnages ou d’événements marquants du récit dans le but parfois de les expliquer, mais aussi et plus généralement de faire des révélations. Méthode très empruntée par la série qui, sur le temps long d’un point de vue scénaristique, se sent presque obligée de visiter les temps passés pour montrer le temps présent sous un nouveau jour. L’exemple le plus clair dans Watchmen est donc l’épisode 6, lorsque Lindelof non seulement explique pourquoi et comment le grand-père de Will a pendu Judd Crawford, le chef de la police de Tulsa, et aussi montre à ses spectateurs qui est vraiment ce personnage mystérieux.
Outre le génie de cet épisode – d’un point de vue esthétique, nous y reviendrons, mais aussi thématique, Lindelof achevant littéralement sa chronique sociale par l’introduction d’un homme noir et bisexuel devenu le premier super-héros américain –, il réécrit toute une partie du mythe Watchmen, dont le comic-book vendait inconsciemment Hooded Justice comme un homme blanc. Cet épisode, c’est le retcon (social) de la série elle-même et de la saga tout entière. D’un simple point de vue d’écriture, et ce sera la seule correspondance que nous ferons, l’épisode 6 de Watchmen est très proche de l’épisode 8 de la saison 3 de Twin Peaks, dont les contours mythologiques et historiques explosaient totalement (Laura Palmer est finalement un orbe doré, et BOB une répercussion nucléaire).

L’autre motif important de cet épisode est ce qui motive un tel retour dans le passé. Il arrive au moment où Angela, la petite fille donc de William, a ingéré des pilules appelées « Nostalgia », qui permettent de revivre des moments du passé. Ces pilules, c’est tout un symbole, tant l’épisode 6 encapsule littéralement le temps, qui plus est un temps long puisque la majeure partie de la vie Will défile devant nos yeux (on peut donc parler de fabrication ou de compression temporelle). De plus, ces pilules contraignent Angela de vivre dans la peau de Will pendant la vie de ce dernier : douleurs, fierté… Angela ressent tout, et Regina King, alors, s’emploie dans un pur exercice d’imitation qui consiste, effectivement, a imiter le temps passé. Elle rejoue le temps.
… et post-activité
Et faire rejouer le temps de telle manière, c’est ce qui nous conduit à le penser comme un personnage. Quand Wade apprend de ses propres yeux que Veidt, il y a trente ans, est le responsable de son traumatisme, le poids du temps s’écrase contre sa casquette. Quand Angela se réveille de son coma temporel dans l’épisode 7, les flashbacks de sa propre enfance au Viêtnam resurgissent de manière complètement inopinée, comme si les pouvoirs du temps n’en avaient pas fini avec elle, telle une convulsion. Et enfin, dans l’épisode 8, cette révélation incroyable : Angela est celle qui a informé à Will, par l’intermédiaire du Dr. Manhattan, que Crawford avait une tunique du KKK dans son armoire, ce qui nous mènera, donc, au meurtre du premier épisode. Une référence directe à La Jetée et par extension à L’Armée des 12 singes qui propulse la série dans une trajectoire cyclique qui, au-delà de son incantation tragique sur le récit, bouleverse suite à tous les éclatements temporels déployés jusqu’alors.
Ainsi, une révélation pareille nous incite – pour les plus psychotiques d’entre nous – de revoir les épisodes encore et encore pour voir certaines images sous un nouveau jour. Si Watchmen est rétroactif, il demeure également post-actif, c’est-à-dire que chaque révélation de la série altère ce qui a été vu avant, dans la chronologie de la série. Exemple : révéler que le Dr. Manhattan était endormi dans la peau de Cal, le mari d’Angela (endormi comme l’était Dale Cooper dans la peau de Dougie Jones, bref…), cela nous incite à revoir les passages avec Cal, étudier son comportement (son explication de l’after-life de Crawford), ses mimiques (la façon dont il fait l’amour) etc… L’enquêteur-spectateur propre à nous tous se révèle maintenant comme un post-enquêteur, avec la possibilité, aussi jouissive soit-elle, de développer d’autres théories en rapport avec les révélations faites par la série. Le temps, pour ainsi dire, se diffuse en dehors de la série : cet aspect post-actif est quasi post-fictionnel, car elle dépasse le champ de la fiction.

Une mise en scène du temps
Sur le plan de l’écriture, le temps agit pratiquement comme un McGuffin : il est ce motif qui parcourt et tend l’œuvre dans son simple principe actif qui est celui du scénario. Mais Watchmen ne s’arrête pas à cet aspect car il traduit cette donnée temporelle par le biais de la mise en scène. Bien sûr, si le scénario est lui-même une mise en scène, il faut croire que le pouvoir des images, traversant déjà certains régimes dans cette série, a aussi cette utilité temporelle. Retournons ainsi dans l’épisode 6, où la fluidité de la réalisation de Stephen Williams montre comme le temps coule sous l’effet des images, avec notamment des transitions bien senties et des plans-séquences débordant de larmes : cette séquence où Hooded Justice se maquille devant son miroir, tandis que le temps coule derrière lui, son fils grandissant, sa femme parcourant l’appartement. Bouleversant. Nous revenons aussi aux flashbacks intempestifs de l’enfance d’Angela dans l’épisode 7 : la mise en scène du temps consiste ici à savoir quand est-ce qu’ils vont resurgir à l’image. Puis enfin l’épisode 5 et l’idée du traumatisme passé qui transperce chaque scène du présent, et altère le visage de celui qui l’a connu : le Wade jeune en 1985 et le Wade adulte de 2019 sont méconnaissables, c’est tout le poids du traumatisme sur ces trente années qui les séparent, qui pèsent sur les images.
Enfin, impossible de concevoir cette mise en scène du temps sans évoquer le Dr. Manhattan, dont nous évoquions plus haut la capacité de vivre passé, présent et futur en même temps. La mise en scène de Watchmen, via ces flashbacks, ces origin stories, ce poids du temps, est une pure mise en abîme de cette capacité transitoire du Dr. Manhattan. On retrouve ainsi The Return et son principe actif : la mythologie twinpeaksienne dormait en même temps que Cooper (avant de se réveiller, bien sûr, comme Manhattan dans l’épisode 8). Ici, le temps se déroule sous nos yeux via l’enchevêtrement de ces trois dimensions. Ce même enchevêtrement qui parfois perd toute raison, à en témoigner l’outre-monde dans lequel vit Adrian Veidt (où se situe-il dans le récit, quand est-il ?). Cela donne du relief à la série, bien sûr, mais lui confère une dimension bouleversante (le rapport à l’héritage, notamment) et une éternité que nul n’aurait douté si l’on suit, justement, les derniers mots du Dr. Manhattan dans le comic-book : « Rien ne finit jamais ». Espérons, ainsi, que Watchmen s’inscrivent dans le temps long parmi les plus grandes séries contemporaines.