Chaque mois, la rédaction de Maze revient sur un classique du cinéma. Après Trainspotting de Danny Boyle, voici venir un succulent mets congelé et rougeoyant, une pépite méconnue du cinéma de genre horrifique : Vorace (Ravenous en VO) réalisé par Antonia Bird. Attention, végétariens et frileux, s’abstenir !
Le thème du cannibalisme dans son aspect premier degré et réaliste est une denrée rare dans le paysage audiovisuel. Peu s’y sont confrontés et encore moins en sont ressortis indemnes, sinon délestés de quelques morceaux de chair. À la fin des années 90, un film s’est pourtant extirpé de ce charnier fumant sans pour autant recevoir la reconnaissance qu’il mérite. Vorace fut porté à bout de bras par le britannique Robert Carlyle, alors au faîte de sa carrière, qui sauvera le long-métrage de l’avarie en proposant son amie Antonia Bird à la réalisation. Comme beaucoup de films cultes, ce n’est qu’avec la sortie sur le marché vidéo que ce bijou horrifique put se repaître grâce à un succès d’estime. Mais quels restes a-t-il laissés ? Qu’est-ce qui fait de lui un représentant injustement oublié du cinéma de genre ? À vos assiettes pour le découvrir !
Dis-moi qui tu manges, je te dirai qui tu es !
Citation promotionnelle de l’affiche française de Vorace
Au beau milieu du 19ème siècle, la guerre opposant les États-Unis au Mexique fait rage. Lors de l’attaque d’un point stratégique, le capitaine John Boyd se cache parmi les décombres dégoulinantes pour échapper au massacre. Malgré cet acte lâche et le sang purulent des cadavres dans le fond de son gosier, il parvient dans un sursaut de vie à donner la victoire à son camp. Conscients de son caractère fébrile, ses supérieurs, malgré sa décoration, décident de le punir en le mutant aux confins sauvages du pays dans une base reculée en plein hiver : Fort Spencer. Sur place, il est accueilli par le sympathique colonel Hart, le zélé soldat Reich, le peureux soldat Toffler, l’alcoolique docteur Knox, le turbulent chef cuisinier Cleaves, ainsi que deux amérindiens : Georges, un pisteur, et Martha, la tenancière des lieux.
Friedrich Nietzsche, Par delà le bien et le mal, citation utilisée lors du prologue du film
Celui qui lutte contre des monstres doit prendre garde à ne pas devenir monstre lui-même
Alors que ce petit monde entreprend son train-train quotidien, un homme gelé est retrouvé évanoui devant leurs portes : Colqhoun. Miraculé, ce voyageur leur explique qu’il s’est échappé d’une grotte située à plusieurs jours de marche. Apeuré et famélique, il narre le récit de sa cohorte. Coincés par la neige, lui et les siens ont été victimes de la faim. Le dirigeant de l’excursion, un certain Colonel Ives, aurait perdu l’esprit et décimé un à un les compagnons pour les dévorer. Sans hésiter, Hart convoque sa troupe pour aller sauver la dernière innocente, présumée vivante, mais aussi pour neutraliser le tueur sanguinaire.
Une marmite remplie de plusieurs ingrédients
Vorace propose un menu gourmand qui ne laisse que des miettes. Et il le fait d’une manière flamboyante ! Ted Griffin, le scénariste, conscient d’avoir avec lui un matériau hautement piquant, décida judicieusement d’assaisonner son histoire d’éléments complètement opposés. Il ne s’agissait pas de verser dans le pathos moralisateur, ni de se complaire dans une comédie gore décomplexée (Braindead de Peter Jackson étant déjà passé par là). L’idée était donc de mixer les sauces avec parcimonie pour en faire un film à nul autre pareil. Cela a donné une expérience troublante, tragi-comique, en tout point baroque et surprenante de bout en bout. Avant le cinéma coréen des années 2000, Vorace déguste le spectateur en enfonçant sa fourchette sur le fil du rasoir. Jamais Too much mais souvent sur la limite, il intègre dans sa soupe une dichotomie qui fait rire et effraye tout à la fois, qui exaspère et réjouit, qui fascine et repousse, qui surprend sans ennuyer, qui réinvente constamment et qui rassasie sans écœurer. En résultent des moments hallucinants qui empruntent à la comédie noire, en passant par le suspense, l’angoisse, l’horreur pure, le thriller, le drame psychologique, le fantastique et le film historique ; tout cela sur fond de western enneigé aux accents lyriques et lunaires. Absurde vous dites ? Oui, c’est le terme !
Une ambiance glaçante qui éveille l’appétit
Vorace n’est pas un western à proprement parler. Les duels au pistolet classiques à la Sergio Leone sont inexistants. En revanche, les armes blanches sont légion, chose qui ne surprend guère dans un univers où la viande est découpée à tout va. De plus, pas de poussière ou de soleil de plomb ici, ni de sueur, mais bien de la neige et du sang. Le film se situe dans l’Ouest sauvage américain et convoque tout une atmosphère qui gèle les os et hante les esprits, pour bien nous rappeler que la viande se conserve mieux au frais. Jusque dans sa localisation, le film fait frétiller la chair, trembler l’échine et hérisser les poils. Le survivalisme omniprésent est indéniablement mis en exergue grâce à la thématique du cannibalisme qui sert le propos narratif. Les intestins sont remués face au vertige de l’environnement qui oblige les personnages à affronter l’adversité ou fuir, comme le montre la scène du saut par le personnage de Guy Pearce, encore aujourd’hui invraisemblable d’un point de vue technique.
Benjamin Franklin a dit un jour : ” Il faut manger pour vivre, non pas vivre pour manger “. C’est une décision facile Boyd. Vous choisissez entre la famine ou le festin, la vie ou la mort.
Face à la saison la plus rude, celle que l’homo sapiens sapiens redoute le plus, l’irréparable peut être commis pour survivre. La neige joue un rôle prédominant dans la viscéralité de l’œuvre, à la fois maîtresse absolue du décor mais aussi potentielle instigatrice des désirs anthropophagiques. La délicatesse de l’élément algide jongle ici avec la violence primaire, présente dans la nature mais aussi dans le cœur des hommes. Le pinacle du long-métrage nous emmène cependant dans une grotte obscure sans neige, où les premiers hommes ont évolué et où l’horreur principale surgit des ténèbres. Grâce à ce froid visuel constant qui se ressent même au sec devant l’écran, Vorace jouit d’une ambiance fascinante et viscérale que The Revenant de Alejandro González Iñárritu et The Hateful Eight de Quentin Tarantino ont prolongé plus de quinze ans plus tard dans des registres différents.
Une symphonie gustative légère, viscérale et aérienne
Plus encore que son histoire hallucinante ou ses décors immaculés, Vorace est devenu culte grâce à sa bande originale tout simplement exceptionnelle. L’adage dit que la musique constitue 50 % d’un long-métrage. Cela est plus que vrai pour notre film culte du mois. Certaines bandes-son ont connu des créations singulières. On peut penser à Legend de Ridley Scott, qui aura vu sa musique dirigée par Tangerine Dream pour sa version américaine et par Jerry Goldsmith pour le reste du monde. Ici, la collaboration a été faite entre deux noms connus mais profondément différents : Michæl Nyman (Gattaca) et Damon Albarn (Blur). Les deux hommes ne se sont jamais rencontrés pour composer ensemble. Grâce à cette condition, les différences de tons chez les deux compositeurs ont donné naissance à une musique culte, fidèle au bouillonnement baroque dont le film se revendiquait.
Vous savez Boyd, ce n’est pas courageux de me rejeter. Non, ce qui est courageux c’est de m’accepter.
L’angoisse, l’humour et le lyrisme sont les trois piliers qui façonnent cette symphonie qui met l’eau à la bouche. Chef de file du groupe britannique culte, Damon Albarn s’est curieusement imposé – et ce avec mæstria – pour délivrer des sonorités primitives idéales afin d’illustrer auditivement ce western sanguinolent. Les sons sortent des tripes, ils sont rauques, mais aussi aériens et sublimes. La bestialité et la brutalité rejoignent la célérité et la délicatesse. Même si le tout est à écouter avec appétit, la piste la plus marquante restera sans aucun doute The Cave. Elle délivre un leitmotiv lancinant en forme de boucle qui accompagne progressivement l’horreur avec un rythme étouffant par son silence introductif et son assourdissement final. Un classique musical à déguster de toute urgence !
Une histoire qui dissèque l’Histoire
Vorace s’inscrit dans une histoire qui parle d’une époque réelle, celle de la guerre contre le Mexique, mais aussi de l’épisode du Passage de Donner. En effet, à l’hiver 1847, des immigrants désireux de rejoindre la Californie et son soleil, ont été surpris par la neige. Isolés et livrés à eux-mêmes, ils dévorèrent les plus faibles morts de faim pour survivre, après avoir mangé leurs provisions et leurs chevaux. Or, en toile de fond, c’est bien l’Histoire des États-Unis qui est racontée, mais surtout décortiquée, dépecée, incisée et donc évidemment critiquée. La dénonciation de la surconsommation américaine est évidente, notamment lors de ce plan hallucinant au début du métrage où une tablée gargantuesque d’officiers dévorent dans leurs assiettes blanches des steaks saignants à peine cuits. Hier politique, le film peut aujourd’hui aussi être vu à travers le prisme de l’écologie. Mais en filigrane, c’est bien la colonisation par les tuniques bleues de l’Ouest américain qui revient en tête, ainsi que l’exubérance américaine d’alors de vouloir tout engloutir, que cela soit des territoires ou autre chose.
Ce pays cherche à devenir un tout. Il étend son emprise, consomme tout ce qu’il peut. Nous faisons simplement comme lui.
Dans cette pensée s’inscrit le sous-texte du cannibalisme, qui ne tend pas vers un moralisme nauséabond mais bien vers une exploration caustique et sérieuse de la nature humaine. L’éthique en prend un coup tant chaque point de vue se vaut. Le titre du film est lui-même évocateur de cette pensée nihiliste mais sensiblement grise. Le bien et le mal n’existent pas, tout n’est qu’une question de point de vue. La faim est un supplice qui peut se transformer en délice d’un simple claquement de dent. Le péché de la gourmandise y est alors invoqué – jusque dans sa dimension sexuelle sous-jacente – dès l’instant où l’acte cannibale devient une normalité, une source de fascination et de délectation égoïste ou communautaire. La différence entre êtres humains devient alors centrale : ceux qui mangent les autres et ceux qui ne veulent pas se laisser tenter. L’autarcie et l’ostracisme s’opposent à la même table.
Le fantastique, cet encas appétissant
Malgré son aspect réaliste, Vorace jouit d’une dimension étrange qui parsème son récit. Georges est le personnage qui introduit le wendigo amérindien comme figure mythologique qui plane sur le groupe. Ives est considéré comme la bête qu’il faut abattre, un homme transformé en monstre dont la faim inextinguible ne peut être assouvie. Comme le sang pour un vampire, selon la légende indigne, la chair consommée d’un être humain donne de la vigueur et régénère le corps de celui qui dévore. L’énergie vitale de la victime est aspirée, digérée et volée. L’homme devient ainsi surhomme. La possibilité de voir surgir l’inquiétante étrangeté dans le film ronge le spectateur et le fait douter sur la nature de la menace. Est-on dans une histoire réaliste ? Va-t-on voir en mauvais effets spéciaux un wendigo sortir de cette grotte ? L’attente est interminable et participe à ce ballet gustatif infernal mené d’une main de maître. Le raffinement certain et la bestialité sporadique de l’antagoniste répondront à cette question d’une manière subtile. Sans jamais être élucidée, la part du surnaturel dans le film profite grandement à instaurer une ambiance lourde et mystérieuse qui marque longtemps après le visionnage, tout en faisant réfléchir sur l’intériorité de l’être humain.
Vorace est aujourd’hui considéré comme un film culte par les adorateurs du genre. Pourtant, son aura peine à trouver un nouveau public. Malgré une recette du succès dont il n’a pas profité, il a laissé derrière lui un héritage au goût prononcé dont Tarantino et son western neigeux se revendique certainement. C’est en tant qu’ovni que le film attend d’être découvert, ne serait-ce que pour sa musique magistrale, son duo d’acteurs génial, ses décors naturels sensationnels, son ambiance ahurissante, son scénario surprenant, son intelligence insoupçonnée ou son essence incroyablement protéiforme. Ce mets cinématographique succulent n’attend qu’une seule chose : être dévoré.