CINÉMA

Bilan cinéma/séries – 2019, l’aventure intérieure

© HBO

Les histoires les plus marquantes de l’année 2019 ont eu pour volonté commune de raconter des quêtes introspectives. À travers une mémoire, un parent ou des visions du réel, elles ont défini une silhouette émotionnelle et alarmiste d’un monde de plus en plus épris du désordre.

Dans le cinquième épisode de The OA – Partie II, l’héroïne Prairie Johnson vit dans un monde parallèle et dans le corps de son double intradimensionnel (une riche héritière russe nommée Nina Azarova). Elle enquête dans un manoir labyrinthique où il faut résoudre des énigmes pour progresser dans celui-ci. Prairie parvient par miracle à y sortir  : appelée par une voix, elle perce une fausse tapisserie avec ses mains et passe par une fenêtre pour escalader un arbre au haut duquel elle tombe. Son point de chute est sous-terre, dans le monde des racines de l’arbre qu’elle a arpenté. La voix qui l’appelait émane de ces racines et lui révèle la clé pour réveiller Homer, son amour qui lui aussi vit dans un autre corps sans pour autant accéder à sa conscience : Prairie doit réveiller la mémoire de Nina pour faire réveiller la conscience d’Homer, afin qu’ils se retrouvent et s’aiment encore.

Cette quête de l’amour, dans The OA, est intrinsèquement liée à une intériorité et à la trajectoire qu’elle incombe. Il faut plonger dans une identité, une mémoire, une histoire et même une émotion pour maintenir, ou découvrir, la paix avec soi-même, et en même temps avec l’autre, les autres, le monde. C’est un geste qui nous fait plonger dans le personnage, et en même temps dans un monde qu’il faut à tout prix découvrir, car insoupçonné et encore invisible à l’image. La complexité de cette œuvre créée par Brit Marling et Zal Batmanglij – et stoppée de manière stupéfiante par Netflix – veut que ce soit le double de nous-mêmes qui soit le guide de cette quête intérieure. Le héros serait alors contraint de se confronter à son double pour, enfin, joindre les deux bouts  : la personne que nous pensons être, et la personne qui, dès l’instant de la rencontre, définit qui nous sommes.

Asako et sa quête amoureuse (© Art House)

Histoires doubles

Le cinéma et les séries, en 2019, ont eu recours aux doubles pour marquer l’introspection. C’est donc le cas de Prairie, qui finira bien par atteindre la conscience de Nina pour libérer Homer – la quête intérieure est ici une transformation, rendue possible par la reproduction d’un traumatisme passé qui n’est autre que la cause d’une mort (une noyade). Dans le cadre spirituel, cette quête de vie (l’amour) convoque une mort passée, mais quelque part toujours là. La mort n’est plus la fin, elle est le début. Dans un cadre romantique, Prairie se rapproche d’une autre héroïne : Asako, dans le film éponyme de Ryusuke Hamaguchi. Asako tombe éperdument amoureuse d’un homme au cours de son adolescence, avant qu’il ne disparaisse. Elle grandit, ne l’a pas revu, mais se marie à un homme qui lui ressemble. C’est quand le spectateur prend le temps de s’assurer de cette ressemblance que le premier amoureux resurgit, et que l’amour perdu renaît. Contrairement à Prairie, Asako ne se transforme pas pour retrouver l’amour, mais transforme le conjoint pour aimer ce qui, pour elle, est l’épiphanie d’un souvenir.

Seulement, les deux personnages montrent le même gouffre émotionnel  : le manque d’amour. Ce manque, chez Prairie, c’est l’impossibilité de retrouver Homer. Pour Asako, c’est trouver une ressemblance, et forcément la déchirure d’un amour passé. Ces deux films, sur un registre concret (nous savons qui est qui) montrent comment, pour se retrouver, il faut aussi retrouver l’autre. Deux stades identitaires auxquels se confrontent Virginie Efira face au personnage de Sybil dans le film éponyme de Justine Triet, sous un registre différent.

Car si Asako et Prairie sont des pivots de mise en scène, c’est l’interprétation de Virginie Efira qui fait léviter un tel dilemme émotionnel. Son personnage plonge tête baissée dans les temps et les lieux comme s’il rencontrait constamment son double : qu’il soit mental lorsqu’un ancien amour fusionnel revient au contact d’un acteur manipulateur, ou physique lorsque ses grosses larmes et les fluctuations de son corps reviennent à la prise en charge d’une patiente qui se trouve être une actrice. Tragiquement, on voit que Sibyl mélange les deux, jusqu’à ce que Virginie Efira ne sache plus comment jouer son personnage. Mise en abîme de l’acting : plonger dans l’intériorité d’un personnage pour apprendre voire appréhender la façon de le jouer.

Brad Pitt dans Ad Astra (© Disney)

Brad Pitt, héros intérieur

Drame dans l’interprétation, reproduction d’une fracture intérieure – cette tapisserie qu’il faut se charger de déchirer pour progresser dans le manoir – qu’on a retrouvé sur le visage de Brad Pitt en cette année 2019, à la fois dans Ad Astra et Once Upon a Time… in Hollywood, les deux meilleurs films américains de l’année. Dans le film de James Gray, il incarne un astronaute, Roy McBride, qui a le don de garder son calme à n’importe quelle situation. La note d’intention du film est donc de créer une charge émotionnelle progressive chez l’astronaute non pas pour le voir dérailler au fin fond de la galaxie (suivez mon regard), mais de révéler graduellement ce qui, au fond de lui, ne s’est jamais manifesté. Non, Brad Pitt ne déraille pas, il émeut de par cette interprétation claire-obscure, cette impassibilité cachant une tristesse infinie qui, dès lors qu’on le missionne pour retrouver son père sur Neptune, se transforme – comme Prairie et Asako. L’introspection est ici à son zénith (de zénitude).

C’est la petite histoire dans la grande  : trouver la paix intérieure dans l’espace le plus grand jamais observé. Si James Gray voit en Brad Pitt l’occasion aussi de reproduire un caractère de personnage qui peuple son cinéma, Quentin Tarantino l’accompagne : il monte dans sa voiture, entre dans sa camionnette et scrute son imagination. C’est à la fois celles de Cliff Booth – le cascadeur ultra-sexy joué par l’acteur dans Once Upon a Time… in Hollywood – mais aussi, de l’autre côté du miroir, celles de Tarantino lui-même tant sa reproduction du Los Angeles de 1969 semble si intime, incarnée et mémorielle. Et Brad Pitt est l’un de ces intermédiaires qui nous mènent vers le ton, la saveur de cette fresque quasi-épistolaire. Raison pour laquelle Tarantino offre à Cliff Booth et son pote de toujours Rick Dalton, joué par un Leonardo DiCaprio magnétique, un chemin vers la postérité qui symbolise la remise en perspective de Hollywood à cette période du temps  : passé de l’Ancien jusqu’au Nouveau, faire rejoindre les mondes vers l’imaginaire, vers ce portail qui, dans la nuit américaine, s’ouvre comme la promesse d’un conte à venir.

Vagues godardiennes (© ARTE)

Cinéastes retrouvés

Tarantino et ses personnages – y compris Sharon Tate, en pleine résurrection quand elle s’observe sur un écran de cinéma – sont main dans la main, arpentant ce chemin prometteur, mais pourtant difficile à réaliser, où, autour d’eux, les mondes se rencontrent. Tarantino plonge dans sa mémoire et veut marquer la Mémoire, signe d’une volonté affichée par les cinéastes cette année de plonger en eux-mêmes, dans un cinéma qui les définit, dans une mémoire dont ils se rappellent : Pedro Almodovar filmant son alter-ego joué par un Antonio Banderas incandescent dans Dolor y Gloria, Martin Scorsese inversant son rapport au film de gangsters dans The Irishman, Frank Beauvais regroupant plusieurs centaines de films témoins de sa dépression post-rupture amoureuse dans Ne croyez surtout pas que je hurle, Nicolas Winding Refn dilatant son propre style dans l’épopée Too old to die young. Les cinéastes étaient en quête d’eux-mêmes, en pleine redéfinition.

Deux réalisateurs ont bouleversé cette année par leur capacité à surpasser cette auto-exploration intime d’une forme façonnante  : Jean-Luc Godard dans Le Livre d’image et M. Night Shyamalan dans Glass. Quand le premier, sur le mode de ses Histoire(s) du cinéma, fait parler ses images avec sa propre voix – venue d’outre-tombe, déjà plongée dans la mort, mais toujours vivante –, le second restitue ses croyances en rassemblant deux de ses films (Incassable et Split). Ces gestes de purs cinéastes – convoquer des formes (JLG et ses propres films) et des croyances (le réel atteint la fiction, et non l’inverse, pour Shyamalan) – trouve une vraisemblance poétique et politique qui, de leur point de vue, ouvre un champ des possibles absolument gigantesque, un spectre immense sur les fictions et, en même temps, un héritage très marqué cette année (on y vient). Quand Godard parle du monde arabe, des guerres qui le terrassent de l’intérieur  ; quand Shyamalan expose, en guise de twist, une société secrète qui élimine les êtres les plus extraordinaires, on assiste à une urgence de tous les instants – ces deux films sont quasi-mortuaires. La chronique des mondes filmés, par effet de perspective, vaut aussi bien que celle du réel, issue visée par ces deux chefs-d’œuvre (Godard joue avec des images déjà-vues, les super-héros sont réels).

Bienvenue à Bacurau (© SBS Distribution)

Le monde enquête

Il faut donc atteindre le monde, lui partager cette part introspective des récits. Et le versant sociologique de cette démarche s’est tendu cette année au travers d’une tendance consistant à filmer ce qui est (passé) sous silence et qui, en conclusion, finit par émerger. Les œuvres les plus marquantes de l’année ont finalement pris le monde à rebours, du côté de ce qui est peu ou pas exposé dans les hautes sphères médiatiques, comme un signal d’alarme montré aux cinémas de notre temps, mais aussi et tout simplement à celles et ceux qui, sous prétexte de leur gouvernance, prennent les décisions. Parasite de Bong Joon-ho, Bacurau de Kleber Mendoça Filho et Juliano Dornelles, Synonymes de Nadav Lapid, Les Misérables de Ladj Ly et Gloria Mundi de Robert Guédiguian embrassent, chacun à leur façon, un dessein commun qui est celui d’un réel caché, peu exposé, à partir duquel la fiction déployée pointe aussi du doigt ce manque d’engagement, cette cruauté navrante qu’est le manque d’imagination et de perspective (surtout du point de vue du cinéma français, dont certains films de cette année ont réussi à asseoir une image déconnectée et indigente du pays, Olivier Assayas et Guillaume Canet en tête).

Cela passe d’abord par la reproduction d’un territoire  : Bong Joon-ho fait confronter les deux faces sociales de la Corée moderne et Bacurau montre un Brésil en proie à l’urgence climatique et politique sous le mode du western (et donc une certaine violence), tandis que les films français montrent des lieux du pays comme jamais auparavant (sa capitale, ses banlieues et ses prisons). La démarche on ne peut plus digne de ces films trouve alors une trajectoire verticale. Et bien souvent, c’est la fiction qui permet de faire jaillir une telle lumière : un sous-sol caché dans Parasite, la violence sanguine dans Bacurau, une veste jaune orangée dans Synonymes (revêtir la fiction comme symbole d’une quête introspective dans le Paris de 2019), une dernière séquence d’émeute dans les Misérables et enfin la naissance christique d’un nourrisson dans Gloria Mundi. On sera toujours reconnaissants de ces films lanceurs d’alerte qui, sous le prisme de la fiction, font de l’introspection d’un sujet pourtant passé sous-silence un véritable cri de colère, et de profonde vérité. Fiction, conviction, sous le monde et dans le monde.

Angela, qui es-tu ? (© HBO)

En quête du monde

Le monde, comme Brad Pitt, Asako, Virginie Efira, OA ou certain.e.s cinéastes qui se sont exprimé.e.s cette année, cherche encore une raison d’exister, une paix intérieure que le cinéma et les séries lui permettront de trouver en ces temps trotinnetriques et autoritaires. On y trouve bien sûr de l’urgence, mais aussi de l’amour, des mises en scène exemplaires, des redéfinitions… Tout ce qui, en somme, définit la plus grande œuvre de l’année, à savoir la réadaptation de Watchmen pilotée par Damon Lindelof. Œuvre ultra-contemporaine, elle repose sur à peu près tous les motifs déployés dans ces lignes  : redistribuer les identités (Lady Trieu est Ozymandias, Wade Tillman est Rorschach…) pour mieux la retrouver (le suspense du retour du Dr. Manhattan) jusqu’à les doubler (Angela Abar/Sister Night  ; Will Reeves/Hooded Justice…). On explore aussi les temps (la rétroactivité et son épisode 6) et les traumatismes soit pour décréter l’urgence sociale (le spectre raciste de l’Amérique) ou une difficulté dans l’existence (l’épisode 5 rejouant le spectre du génocide new-yorkais). Décortiquer le Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons était une façon de percer ce monde fictionnel. La création de Lindelof, pendant huit semaines, était une double infiltration, une double quête à l’échelle des mondes (celui de Moore et d’une Amérique au bord du gouffre).

Comme une ombre qui durera pour l’éternité, la toute dernière séquence de l’histoire de The OA montre Prairie traverser les dimensions et atterrir dans notre monde. Soudain, on voit un personnage qui, cherchant la paix intérieure tout en traversant les mondes (telle est sa mission), parvient à se présenter dans notre salon. Preuve que nos émotions, nos vies, nos souvenirs, comme ceux de Will dans les pilules Nostalgia, sont encapsulés dans des images afin de mieux se diffuser dans le monde qui nous entoure, et faire éveiller la conscience du spectateur, pour mieux ressentir. Diffuser, ressentir. Deux verbes qui ont engendré des réflexions alarmantes sur comment projeter une oeuvre de cinéma et comment séparer ce qui tient de la série et du cinéma. Deux arts voués finalement à une seule chose : comme OA, il était temps pour eux, et pour nous, de chercher et retrouver le monde dans son intérieur, dans ce qui le rend vivant.

OA, enfin, déchire la toile (© Netflix)

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