SOCIÉTÉ

“Les féministes existent toujours car le système mondial est patriarcal” : entretien avec Inna Shevchenko

© Associated Press

Inna Shevchenko, membre actif du groupe féministe militant “Femen”, a récemment intégré la rédaction de Charlie Hebdo. Journal pour lequel elle écrit une rubrique “Des femmes et des dieux” où elle confronte religion et féminisme. Nous l’avons rencontrée lors de la conférence “Charlie Hebdo libère Strasbourg” ce samedi 2 novembre pour discuter du féminisme militant dans la société.

Pour commencer, que pensez-vous des modes d’action des mouvements féministes actuels ?

Le féminisme est beaucoup plus dans la rue maintenant. Il y a 6 ans, quand je suis arrivée en France il y avait peu de féminisme de rue mais plus un féminisme intellectuel. Aujourd’hui les femmes reprennent la rue donc c’est une évolution importante. Mais en même temps, j’ai beaucoup d’interrogations sur ce que je peux apporter car être seulement une de plus dans la rue n’est pas ce que je peux faire de plus utile. C’est pour cela que mon activisme est très différent aujourd’hui, je suis encore dans la rue mais j’ai aussi participé aux négociations du G7 et j’écris maintenant pour Charlie Hebdo. Car même si on entend beaucoup plus les féministes maintenant, beaucoup de sujets restent tabous par exemple peu osent critiquer les religions. C’est un grand défi et c’est dans ce domaine que j’apporte quelque chose. Ma mission aujourd’hui c’est aussi de soutenir les autres groupes féministes et les aider grâce à mon expérience.

Femen est connu pour ses actions qui font polémique, est-ce que c’est le meilleur moyen de se faire entendre ?

Les racines ukrainiennes du groupe Femen y sont pour beaucoup car il s’est créé dans un environnement très apolitique où la société du silence est maître. J’aime utilisé le terme de “choc thérapie” grâce à laquelle on peut bouger la société par les actes, par les mots pour parvenir à lancer le débat. On le voit même en France, la question des droits des femmes provoque des réactions sexistes, violentes. Le combat féministe est un combat universel qui résulte d’une oppression mondiale. Moi j’aime dire aux gens qui me demandent “pourquoi vous cherchez à choquer ?”, pourquoi vous vous êtes choqués par ce que nous faisons ? Car s’ils n’étaient pas choqués, nous n’aurions aucune raison de le faire, le but est d’arriver à changer les choses. On arrive encore à choquer avec certains sujets alors que tout ce qu’on demande c’est la simple égalité entre les femmes et les hommes. Par exemple, si je demande à ce qu’il y ait des quotas pour intégrer plus de femmes dans les gouvernements ça ne choque personne. Alors que, lorsque je demande l’accès pour les femmes aux positions de pouvoir dans l’Eglise, je fais polémique. Pourtant la revendication est la même : l’égalité.

Justement, parmi les sujets tabous, on voit que l’émancipation du corps des femmes pose encore beaucoup de problèmes. Pourquoi c’est un combat essentiel ?

C’est vrai que l’on accepte que les femmes aient plus de liberté, plus de droits, des droits économiques et professionnels notamment. Mais il est encore difficile de reconnaître que les femmes ont le droit à leur corps et les questions actuelles en résultent : le droit à l’avortement, les codes vestimentaires qui veulent toujours couvrir le corps des femmes car il est sexualisé par définition, le slut shaming aussi et d’autres. On n’accepte pas le corps de la femme libre mais on le voit toujours à travers des définitions patriarcales, qu’il soit complètement dénudé ou couvert. Femen remet le corps nu dans le contexte politique. Les gens sont très confus car le corps des femmes est toujours vu comme sexuel alors qu’il est profondément politique. Les idées politiques sont projetées sur le corps des femmes, il est utilisé pour des ambitions politiques.

Depuis les débuts du mouvement féministe les revendications se sont multipliées mais est-ce que les modes d’action sont fondamentalement différents ?

Si on pense aux Suffragettes par exemple, le mode d’action des Femen est assez similaire. Idem pour le mouvement de libération des femmes qui investissaient les églises pour revendiquer le droit des femmes à l’avortement. Il faut toujours aller contre les règles établies et mettre le corps au centre du combat et en cela certaines choses ne changent pas. Mais les instruments aujourd’hui sont plus divers, il y a plus de possibilités. Les réseaux sociaux sont un moyen de communication très important, pas que pour les féministes d’ailleurs mais pour tous les activistes.

Finalement le féminisme est encore traité comme un problème marginal, les risques sont importants et peuvent mener à la mort dans certains pays…

Il y a des avancées mais à chaque pas en avant, on en fait parfois plus en arrière, c’est le “push back” en anglais. Il ne suffit pas de juste tenter à avancer mais de toujours plus avancer. Mais en effet, on voit que malgré toutes les avancées qui ont été faites ces dernières décennies, les féministes existent toujours car le système mondial est patriarcal. Donc chaque avancée est une menace contre la société telle qu’on la connaît. Le deuxième problème auquel est confronté le féminisme est l’opposition qui est composé de sexistes, unis malgré les différences qu’ils peuvent avoir. Par exemple, les extrémistes politiques et religieux se battent ensembles contre le féminisme. Alors que les féministes n’arrivent pas à se réunir complètement à cause de leurs divergences. La pluralité des idées est bonne et permet de continuer à débattre et ne devraient pas empêcher les féministes à faire front quand il le faut. Je ressens moi-même cette solitude, d’autres féministes aussi d’ailleurs, alors que l’on attend d’être soutenues. Il y a une véritable difficulté pour les féministes à être unies.

L’image que les médias véhiculent du féminisme et des féministes peut nuire au combat mais aujourd’hui il y a aussi les réseaux sociaux qui aident beaucoup pour transmettre un message. Vous pensez que les médias mettent à mal le combat féministe ?

Absolument ! Depuis à peu près un an je décline des interviews. Les médias sont en compétition avec les réseaux sociaux et beaucoup de journalistes ne cherchent qu’un titre accrocheur et ils ne s’intéressent qu’aux problèmes internes de Femen et pas au message que nous transmettons, ni à nos actions. Alors qu’avec les réseaux sociaux je peux transmettre directement mon message donc je préfère généralement m’exprimer par une suite d’une vingtaine de tweets plutôt que de donner une interview au NouvelObs.

Et pourtant vous écrivez depuis peu une chronique pour Charlie Hebdo, pourquoi avoir fait ce choix ? D’autant plus que Charlie Hebdo a souvent été critiqué pour ses Unes misogynes et sexistes.

Je connais Charlie Hebdo personnellement depuis 7 ans et ils ont toujours été les seuls à soutenir FEMEN dans toutes les circonstances. En ce qui concerne les Unes “sexistes” elles dépassent les bornes oui, mais c’est Charlie Hebdo. Je me dis aussi que j’écris pour eux pour apporter plus de féminisme à leur journal justement *rires*. Mais honnêtement, je suis fière d’avoir ma rubrique “Des dieux et des femmes” dans le journal car aucun autre média ne s’intéresse à ce sujet ou du moins ne l’assume pas. Je suis réfugiée en France depuis plusieurs années et je suis une exilée vis-à-vis des débats mainstreams, en allant à contre courant. Je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’ils font comme eux ne sont pas d’accord avec tout ce que je fais. Finalement c’est l’esprit de Charlie Hebdo qui prime, qui est de parler de sujets sensibles car c’est comme ça qu’on avance. Les sujets qui sont maintenant acceptés étaient avant tabous ! Il faut toujours toucher aux sujets qui font peur ! “Des femmes et des dieux” parle avec les religieuses au sein des institutions qui essayent de bousculer les règles, il y a une double interrogation : chez mes lecteurs mais aussi chez moi.

Dans votre livre Héroïques vous parlez des héroïnes qui vous ont inspiré, est-ce qu’aujourd’hui quand on voit des célébrités comme Miley Cyrus chanter des textes profondément féministes qui prônent l’indépendance des femmes, on pourrait dire quelles sont les “héroïnes” d’aujourd’hui ?

Quand je vois le clip “Mother’s Daughter” de Miley Cyrus, je me dis que je préfère que les jeunes filles voient ça plutôt que des chansons sexistes. Après oui, pourquoi pas, si des jeunes filles peuvent être inspirées par Miley Cyrus je suis contente *rires*. Si certaines peuvent devenir féministes grâce à ce biais c’est très bien car j’ai bien conscience que le féminisme de rue et intellectuel n’est pas accessible à tous.

Pour finir, face à la libération croissante de la parole des femmes mais aussi à la montée des régimes liberticides, êtes-vous optimistes quant à l’avenir des droits des femmes ?

Je me dois d’être optimiste car quand on est militant en général on doit l’être car si l’on se bat c’est qu’on croit qu’il peut y avoir une évolution et ce malgré son vécu et ses blessures. En réalité, très souvent, c’est difficile de rester enthousiaste du moins je me force à l’être. Mais quand je vois des jeunes filles et leurs mamans parfois me dire qu’elles adhèrent à mes valeurs et qu’elles me soutiennent, comment je peux ne pas être optimiste ? Je dois être optimiste, tout le monde le doit. Comment on peut être pessimiste de notre propre existence ? Ce serait l’abandon de nous-mêmes. Je me dois de croire que c’est possible et probable que la situation s’améliore.

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