Après notre article sur Hunger de Steve McQueen et en ce début de période hivernale, il nous a paru évident de parler de la neige au cinéma, symbole de la couleur blanche. Découverte de Fargo des Frères Coen.
La neige au cinéma, c’est le jeune Charles Foster Kane qui glisse sur sa fameuse « Rosebud », luge innocente qui ne sauvera pas son enfance des griffes de l’argent dans Citizen Kane d’Orson Welles. La neige, c’est des comédies romantiques où tombant sur deux naïfs qui ne se savent pas encore amoureux, elle soupoudre le coup de foudre comme dans The Holiday de Nancy Meyers. La neige, c’est des classiques de la comédie française et leurs gags mythiques comme Les Bronzés font du ski de Patrice Leconte. La neige, c’est des films de grandes peurs comme The Thing de John Carpenter. La neige c’est aussi un paysage froid et majestueux qui, témoin des événements, reste immobile et reprend toujours ses droits comme à la fin de The Shining de Stanley Kubrick. Enfin la neige, c’est des souvenirs, un imaginaire, un appel à un monde aussi enfantin qu’originel. La neige recouvre tout dans le silence froid de sa chute. Elle endort, enveloppe, immortalise, et pétrifie autant qu’elle révèle quand le soleil reprend ses droits. Dans cet article, nous nous intéresserons à la neige à travers un film témoin, Fargo des Frères Coen.
Fargo c’est l’histoire d’une shériff jouée par Frances McDormand, qui enceinte jusqu’aux dents enquête sur des homicides survenus dans une petite ville du Minnesota à Brainerd. Ces meurtres la mènent tout droit sur la piste du directeur commercial d’une concession automobile, qui face à des difficultés financières, à décider de faire kidnapper sa propre femme par un couple de voyous pour que le beau-père fortuné lui verse une rançon. Ce sixième film des Frères Coen a fait l’ouverture du Festival de Cannes en 1996 et se passe entièrement dans, sous et sur la neige d’un Minnesota du fond des âges. La petite ville est perdue au milieu de paysages où la neige recouvre et enferme tout, surtout les habitants qui évoluent à l’abri du temps et du monde dans cette contrée quasi mythique. En parlant de mythe, l’histoire de Fargo fonctionne comme un conte incarnant le mythe qui toujours a été, sera et se reproduira. Si la neige peut, dans certains cas, renvoyer à une idée de liberté, d’enfance, de bataille de boules de neige et de guerre des boutons, celle de Fargo est un enfermement social, culturel et géographique. La neige annule toute possibilité de profondeur de champ. Elle écrase, enferme les personnages et annule les possibles. On ne voit ni où commence ni où se termine l’horizon. Brainerd est une ville-monde dans laquelle l’entrée ne signifie pas la sortie. C’est un territoire de néant où rien n’existe au-delà, ce que montrent les innombrables routes goudronnées du film qui se perdent dans la blancheur spectrale de l’horizon où ciel et terre se confondent.
Le blanc dans Fargo a un rôle de révélateur de la violence et de sa banalisation. Le blanc y est sans cesse tâché, souillé, perverti. Et pas seulement par les pas maladroits du grand nordique péroxydé et analgésique, Gaer Grimsrud (Peter Stromare) et de son compagnon joué par Steve Buscemi engagé par le mari fauché mais surtout, par tout le sang qu’ils font couler sur leur passage. D’abord, la découverte par la shériff, des meurtres d’un policier et d’un couple d’automobilistes, tués par le duo de faux kidnappeurs. La tâche rouge du manteau de la victime contraste avec la neige sur laquelle il gît, et la sheriff boit son café du matin en partageant quelques banalités de la vie de tous les jours avec son coéquipier à deux pas des corps inanimés. Si elle a des nausées ce n’est pas que la vue des cadavres la dérange mais c’est seulement le café et sa grossesse. La scène la plus marquante cependant est sûrement celle où Gear déchiquète le corps de son compagnon dans une broyeuse à bois afin de garder l’argent pour lui. La neige tout autour se recouvre du sang projeté par la machine alors que le géant blond appuie sur le pied en chaussette encore accroché à la jambe qu’il cherche à éliminer. Et rien ne semble choquer les personnages, témoins de cette violence ultime. Le meurtrier manie les bouts de corps comme s’ils étaient des bûches de bois et la sheriff observe la scène avec surprise mais sans aucun dégout, lui faisant même la morale dans la voiture le conduisant au poste comme un enfant qui aurait fait une bêtise. Blanc sur rouge, rien ne bouge.
La neige sert dans le film à la construction des valeurs. Les extérieurs paraissent lumineux, englobants, une lumière blanche envahissante et très saturée qui dans le film est aveuglante, donnant du contraste aux situations intérieures souvent humiliantes d’ailleurs pour William Macy qui est présenté comme la figure défaillante de toute cette blancheur environnante. Le blanc de Fargo est un blanc social qui souligne le concept de blanchité aux Etats-Unis et qui se moque de la middle-class américaine. Ce Minnesota perdu, abritant une société déchue est un lieu de l’héritage blanc et de sa défaillance. Tous les personnages du film sont blancs à tous les niveaux, leur prénoms, leur accents mais aussi leurs caractéristiques physiques comme l’incarne bien le tueur, blond jusqu’aux bout des cheveux. « La blanchité est la majorité invisible qui se dérobe et échappe à tous les discours » nous dit Maxime Cervulle dans Politique de l’image : les cultural studies et la question de la représentation, réflexion sur la « blanchité ». Limitée dans l’espace et figée dans le temps, l’histoire de ce petit village du Minnesota nous est présentée comme un laboratoire du genre humain et de la middle-class blanche américaine. Laboratoire au travers duquel les réalisateurs se moquent des codes et filment ironiquement les valeurs et principes de la société qui, se croyant « préservée », se retrouve plutôt emprisonnée, connaissant elle aussi le vice et l’infamie. Une humanité où « rien n’est nouveau sous le soleil », et où tout fini finalement comme ça a commencé : le film s’ouvrant sur un écran blanc et se finissant sur le même écran blanc.