LITTÉRATURE

« Pourquoi le patriarcat ? » de Carol Gilligan – Déconstruction psychologique du sexisme

© Makers

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Connue comme la grande théoricienne étasunienne du « care » dans son ouvrage intitulé « Une voix différente », Carol Gilligan publie, ce mercredi 16 octobre, « Pourquoi le patriarcat ? » aux éditions Climats. Au-delà de l’allitération puissante du titre, l’ouvrage s’attaque, grâce à l’emploi d’une rhétorique très forte, à déconstruire, déchiqueter, dénormaliser le système patriarcal dans lequel nous évoluons tous et toutes.

Le patriarcat, un refuge et une prison

Selon Carol Gilligan, le patriarcat fonctionne sur le motif de la perte. Oui… d’accord…c’est à dire ? A travers les rites de passage auxquels nous sommes confrontés durant l’adolescence, nous expérimentons une perte de notre personnalité. 

D’un côté, les filles se trouvent bâillonnées dans l’expression de leur colère. On leur dit qu’il ne faut pas s’énerver, que ce n’est pas convenable de se faire autant entendre, qu’il ne faut pas rentrer dans une haine des hommes, très dangereuse pour le bien de la société. Réprimer sa colère est la condition sine qua non pour rentrer dans le moule. De ce fait, les jeunes filles font taire une voix en elles. Elles expérimentent un silence forcé, qui agit comme une perte, et finissent par s’en détacher. Au sein du livre, l’exemple de Jackie est très parlant. Depuis sa première année de fac, elle fréquentait un homme qu’elle pensait être son ami. Un soir, il se jeta sur elle pour la violer. Même si elle n’avait jamais remis en question l’acte du viol, elle se sentait obligée de s’en remettre rapidement, sans faire de vague. Il ne fallait pas parler, il ne fallait pas gâcher la vie de cet homme. Elle décida de taire la colère en elle, niant qu’un ami ait pu lui faire ça sans se soucier du mal commis.

De l’autre côté, les garçons doivent faire taire la sensibilité qu’ils éprouvent vis-à-vis de leur environnement. Parmi les nombreux témoignages que Gilligan regroupe dans ce livre, elle expose celui d’Adam. Le garçon avait un meilleur ami, nommé Ollie, avec lequel il passait ses journées. Entre eux résidait un amour respectueux et profond, une amitié réelle. Une fois entré au lycée, Adam a décidé de prendre volontairement ses distance vis-à-vis d’Ollie. Après avoir appris que son meilleur ami était gay, il lui paraissait naturel de s’en détacher. La conclusion qu’en tire l’auteure est de dire que les « forces du patriarcat », mélangées à une virilité construite depuis l’Antiquité, ont agit sur la socialisation d’Adam, alors même qu’il entretenait, avec Ollie, une relation précieuse d’amitié sincère. 

Les garçons, durant leurs rites de passage vers la « bonne masculinité » mettent de côté tout sentimentalisme.  La construction identitaire des « garçons comme il faut » se ferait par opposition à tout ce qui serait considéré comme féminin. L’amalgame entre sensibilité et féminité est très rapidement fait. D’ailleurs, la phrase qui revient le plus souvent de la part des garçons interrogés par l’auteure est : « I don’t care » (je m’en fiche), là où les filles témoignent d’une éducation portée sur l’attention et le soin de l’autre : ce que Gilligan théorise par le « care ». Le système patriarcal rend ces comportements normaux et évidents puisqu’ils nous sont imposés dans les moindres étapes de notre vie sociale. De ce fait, nous devons souvent faire un choix entre deux catégories arbitrairement imposées, en oubliant les différentes voix qui composent notre identité. 

En adoptant ce système de « relations factices », nous expérimentons la perte de la véritable relation, celle que Gilligan définit comme un lien profond, complexe et sincère avec l’autre. Chaque individu cisgenre rentre d’un côté du système binaire et perd connexion avec l’autre : différent et pourtant semblable. Cela donne lieu à des femmes cisgenres menacées par la bienveillance compulsive et l’auto-flagellation constante. Cela donne lieu à des homme cisgenres menacés par l’indifférence de sa propre souffrance et de celle des autres. Le lien est rompu. 

Pour autant, selon Gilligan, le patriarcat persiste puisqu’il nous promet que ses codes et normes vont nous protéger des pertes à venir. En agissant comme « une femme comme il faut » ou comme un « homme comme il faut », nous croyons assurer le succès de nos relations sociales. Néanmoins, ce n’est pas un réel bénéfice puisque nous n’écoutons pas les voix internes qui nous crient de résister face à l’injustice, d’exprimer notre colère ou notre tristesse. 

Une écriture aux aspects prophétiques, au jargon spécifique

La théorie de Carol GIlligan, co-écrite avec  Noami Snider, fonctionne comme un dialogue entre deux professeurs de psychologie. A bien des égards, le vocabulaire peut paraître très technique  et les exemples trop empruntés. Pourtant, c’est bel et bien la sincérité de l’écriture qui frappe, et dérange parfois. Au fil de la lecture, nous sommes amenés à (re)connaître certaines situations. Chacun est à même de se rendre compte qu’il appartient à ce système. Rien de révolutionnaire a priori ? Certes, mais les évidences présentées dans ce livre sont reconsidérées à travers un prisme psychanalytique éclairant. 

Pourquoi le patriarcat persiste-t-il ? Car il sacrifie l’amour véritable au profit de codes et de peurs servant maintenir les gens sous laisse. Il ressort de l’ouvrage une aura protestante, Etats-Unis oblige, tournant autour du respect de son prochain, de la relation spirituelle possible grâce à l’avènement de l’amour.

Peu de place est faite aux individus transgenres, non-binaires ou agenrés. Peu de place est faite à l’homosexualité ou à l’asexualité. Ce récit reste largement un essai pointé sur les individus cisgenres, hétérosexuels. Volonté ou accident, la réponse n’est pas claire. Le message, lui, l’est davantage : il faut écouter sa voix intérieure et faire preuve de résistance face à la peur de la perte. Celle-ci est justement ce qui prouve que nous entretenons des liens réels avec les autres. 

Etudiante en master de journalisme culturel à la Sorbonne Nouvelle, amoureuse inconditionnelle de la littérature post-XVIIIè, du rock psychédélique et de la peinture américaine. Intello le jour, féministe la nuit.

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