© Vinciane Verguethen – la façade rue Etienne Dolet
Cette semaine l’indignation a gagné le milieu artistique et les habitants de Saint-Ouen face à la mise sous scellés de Mains d’Œuvres, lieu culturel incontournable du Grand Paris.
Il faut passer le périphérique parisien, émerger de la bouche de métro, et marcher quelques minutes à pieds, jusque dans ce quartier tranquille et résidentiel où se dresse ce bâtiment industriel, un ancien centre social et sportif des usines Valeo – on lit au dessus de l’entrée “Lieu pour l’imagination artistique et citoyenne” – Mains d’Œuvres. Cet espace d’expérimentation artistique a fait figure de pionnier dans le domaine des friches culturelles et des tiers-lieux artistiques aujourd’hui de plus en plus répandues aux abords des villes.
Mardi 8 octobre, au matin, les riverains et le personnel découvraient avec confusion les forces de l’ordre aux portes de ce lieu investi depuis près de vingt ans par l’association Mains d’Œuvres, encerclant le bâtiment. Une décision prise la veille par le préfet de Seine Saint-Denis, donnant ainsi suite à la longue démarche du maire William Dellanoy (UDI), en conflit depuis le début de son mandat, en 2014, avec la structure. C’était une menace qui pesait donc depuis plusieurs années sur ce lieu pluridisciplinaire, acteur d’un renouveau des tiers-lieux en banlieue, qui offrait une multitude de possibilités culturelles et artistiques aux habitants de Saint-Ouen. Si à son arrivée le maire avait d’abord retiré les subventions de la ville destinées à la structure, soit 90 000€, il a ensuite poursuivi en justice Mains d’Œuvres, pour des défauts de loyers non versés à la ville suite à un incendie en 2010. Il a ensuite mis en place un protocole d’action transactionnel en 2016 qui devait engager Mains d’œuvres a quitter les lieux à la fin de son bail, soit fin décembre 2017. Un processus contesté par l’association qui a poursuivi les démarches judiciaires et même proposé de racheter le bâtiment à la mairie, face à l’avis d’expulsion l’association avait tout de même fait appel et l’audience devait se tenir le 3 décembre prochain. Mais le maire et le préfet en ont décidé autrement en témoigne le communiqué de presse de la mairie, « (…) le quartier retrouvera toute sa quiétude » indique le maire, sans se soucier visiblement des répercussions immédiates pour Mains d’Œuvres.
En cause ici l’implantation d’un nouveau conservatoire à rayonnement communal, encore installé aujourd’hui dans le Château classé de Saint-Ouen. Le maire déplore dans le communiqué de presse la non-avancé de ce projet, empêché par l’occupation de Mains d’Œuvres. Mains d’Œuvres ayant une vocation locale mais menée aussi des actions à une échelle départementale aidée par de nombreux partenaires institutionnels, comme elle l’indique sur son site, répertoriant également les différentes actions, sur le territoire de Seine Saint-Denis. Mais en face le “projet” de la mairie semble encore inexistant, en effet, difficile de se renseigner sur ce projet de “conservatoire moderne” : pas de budget, de concours d’architectes, aucune documentation n’est trouvable en ligne, pas même sur le site du maire, indiquant la difficile mise en place de ce nouvel équipement à l’heure actuelle et ne justifiant donc pas le blocage surprise de Mains d’Œuvres. Le maire invoque également l’ouverture d’un musée d’État au sein du Château une fois le nouveau conservatoire mis en place, mais le constat est le même, impossible de trouver la moindre information sur cette démarche. À Saint-Ouen, la population a certes considérablement augmenté ces dernières années le conservatoire semble devenu trop vétuste et mal aménagé pour répondre aux besoins des habitants ; la directrice de Mains d’Œuvres, Juliette Bompoint avait pourtant engagé un dialogue ouvrant la possibilité d’une école commune, fusionnant le conservatoire de Saint-Ouen et l’école alternative de musique de Mains d’Œuvres le MoMo (Musique ouverte à Mains d’Œuvres), une proposition qui avait été balayée d’un revers de main par le maire.
La corrélation entre l’approche des municipales en mars 2020 et cette action coup de poing du maire, est trop évidente ; William Delannoy cherchant ici à mener une politique interventionniste visant à reprendre le contrôle de ces bâtiments pour offrir une meilleure offre de services publics. Pourtant le lieu a longtemps été délaissé par la mairie, laissant à l’association le soin de prendre en charge les travaux, pas moins de 4 millions d’euros investis dans l’aménagement du lieu pourtant propriété de la commune. Toutes les dimensions culturelles, les lacunes de Saint-Ouen, en la matière, pointées du doigt par le programme électorale de Delannoy en 2014 sont en fait des missions que Mains d’Œuvres a su mener, se substituant au programme culturel de la mairie, sans recevoir la moindre aide de celle-ci depuis maintenant cinq ans.
Paroles d’artistes
Sur place les artistes sont concernés par le devenir de cet espace, notamment du coté de la musique, domaine de prédilection de Mains d’Œuvres. C’est le cas d’Arthur, membre des Psychotic Monks, groupe en pleine tournée. Il déplore ainsi la situation dans un message envoyé à notre rédaction :
« Pour nous c’est très embêtant car on n’a plus de lieu et pour l’instant notre matériel est bloqué et inaccessible jusqu’à nouvel ordre. Mais à vrai dire le plus embêtant et ce qui est inadmissible c’est pour Mains d’Œuvres, ils se retrouvent sans emploi du jour au lendemain, et ce lieu qui était un vrai lieu de culture et d’échanges pour tous, pour les petits, les grands, avec des actions culturelles pour les défavorisés, où le punk côtoyait la danse urbaine… ».
Pour d’autres, comme Guillaume Léglise qui bosse sur les projets Vox Low et Fictions, l’incompréhension est similaire, et la question de la singularité de Mains d’Œuvres se pose :
« C’est très compliqué voire impossible de trouver un lieu comme celui là… à la fois espace de vie culturelle ou pluridisciplinaire et lieu où tu peux répéter. C’est un lieu qui n’a pas d’équivalent, donc le vide va être énorme. Et pas qu’à Saint-Ouen, dans toute l’île de France. On va faire autrement, on verra… ».
Un lieu dont l’absence pourrait remettre en cause la place même de l’existence de ces cultures alternatives :
« C’est un espace très important pour la vie culturelle du quartier qui accompagne pas mal de formations et projets undergrounds, qui ne pourraient pas exister sans ce type de partenaire. »
Niki Demiller
« Un vide », c’est ce qui revient le plus dans les réactions. En effet combien de personnes ont pu aller à Saint-Ouen pour Mains d’Œuvres ? Le problème est plus large car la fermeture de Mains d’Œuvres semble ici transcrire le malaise culturel qui est induit entre les acteurs et les institutions, et le décalage qui y réside. « Il n’y a plus de mécènes façon Médicis aujourd’hui. Les artistes en développements ont besoin de soutien. La musique, la peinture, les arts vivants ont toujours existé grâce à des partenaires, des soutiens. Car ça prend du temps à se développer tout ça. J’espère qu’il y aura une levée de bouclier ou une réaction quelconque. Saint-Ouen ça n’est pas Saint Mandé, il y a des artistes partout. C’est une action à condamner fermement. Sans ce type de partenaires les artistes vont devoir quitter Paris. » constate ainsi Niki Demiller avant de poursuivre « À Paris en ce moment c’est l’hécatombe, les budgets au niveau de la culture baissent drastiquement et plein de lieux, acteurs culturels, assos et écoles ferment… Avant il y avait des concerts partout, tout le temps, dans le moindre rade. C’est encore un peu le cas, mais de moins en moins. Pour les propriétaires des lieux c’est danger de mort à chaque minute. C’est vraiment moche. Et débile. Ça va être le Grand Paris de l’ennui si ça continue comme ça. »
Finalement le seul “point positif” de cet événement c’est bien le rassemblement sans précédent qui en découle, à l’image de cette foule indignée amassée devant Mains d’Œuvres le jour de l’expulsion. C’est aussi l’occasion pour les artistes de raviver leurs premiers souvenirs, ce qui leur reste encore de Mains d’Œuvres et comment ce haut-lieu a su accompagner leur carrière au fil des années : « J’ai d’abord découvert le lieu en 2004 peu après son ouverture, avec notamment les soirées du label Tricatel certains dimanches. Très vite avec mon premier groupe, Go Go Charlton on a pu avoir un studio qu’on louait au mois et y répétait avec tout notre matériel… on a joué dans ce super festival initié par Benoît Rousseau (aujourd’hui programmateur à La Gaité Lyrique) qu’était le MoFo… un festival indierock/antifolk. J’y ai joué aussi avec Lisa li-Lund, et j’y ai rencontré des amis que je garde encore, pleins de belles histoires s’y sont déroulées… À la fin de Go Go Charlton en 2010 j’ai arrêté d’y aller, et puis en 2015, je rejoins la formation Vox Low et on s’y installe grâce à Mathieu Autin, le batteur qui a une longue histoire aussi avec le lieu, et nos ingé sons qui ont travaillé la bas, Aurélien Bonneau et Aurélien Piteval. On y a fait des résidences pour préparer le live avec Vox Low, et aussi avec mes projets My Broken Frame, Fictions. » indique Guillaume Léglise ; en parallèle Niki Demiller évoque lui aussi ses premiers pas encore récents dans la salle : « Gamin j’y ai vu nombre de concerts mémorables, comme AS Dragon, ou les Soirées du Nouveau Rock ‘n’ Roll Français. Ensuite j’y ai joué live pour un tournage de Yann Gonzalez. Ça n’aurait pu avoir lieu nulle part ailleurs. »
Il reste encore de l’espoir pour la structure et ses salariés qui ne sont pas prêts à quitter le navire et qui ont mercredi rencontré la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles). Le Ministre de la Culture, Frank Riester, a indiqué ce jeudi 10 octobre son soutien à Mains d’Œuvres pourtant toujours bloquée dans ses actions, en évoquant une possible médiation, contre un maire toujours obstiné. En attendant le rassemblement en soutien à Mains d’Œuvres aura lieu samedi à 9h devant la mairie de Saint-Ouen et une pétition est en cours.