Le Joker de Todd Phillips est un film inégal, irritant dans sa construction, mais particulièrement passionnant quand la dimension du portrait surgit de l’écran en même temps qu’elle crée une alchimie entre la dimension mythique du personnage et la prestation généreuse de Joaquin Phoenix.
La nuance importante qu’offre le film de Todd Phillips sur le personnage mythique du Joker – nemesis du justicier Batman dans l’univers DC – est non seulement de lui offrir la possibilité, nouvelle au cinéma, d’une origine, mais aussi de croire pleinement en cette duplication du personnage qui se forme à la lecture de ce film. Car si nous savons ce qu’est le Joker, qui était-il ?
Dans le récit d’Arthur Fleck – un adulte en situation de handicap qui travaille dans une compagnie de clowns de ville et qui vit avec sa mère – s’articule constamment cette transposition de l’être avec son devenir. Il n’est pas question ici de repérer telle ou telle trace de folie, mais d’y jauger une certaine gravité. Celle-ci pourrait être ce sentiment d’abandon et la tentation du nihilisme dont Arthur fait l’objet, et qui sont filmés comme un grondement entropique incarné par la chair très marquée de Joaquin Phoenix : la transformation s’opère sur l’individu et, par surprise, sur l’ensemble de la société qui voit à travers un meurtre commis par notre anti-héros un symbole d’une révolte à venir contre les puissants. Si Arthur se transforme, la société se transforme. Si Arthur tue, la société tue. L’heure n’est plus venue de savoir à quel point le Joker est devenu un symbole et/ou le guide du chaos social, mais de comprendre un certain parallélisme d’abord entre deux aspects d’un seul et même individu, puis ensuite entre ce dernier et une société en crise.
Le rire et son double
Le symbole de ces transitions de forme – d’Arthur vers le Joker, d’un individu vers un collectif – est le rire. Si l’on comprend bien dans le superbe dernier tiers du film que les transformations et la symbiose sont accomplies, Joker propose dans le reste de son déroulé une coexistence d’un rire disons nerveux – conséquence d’un trouble neurologique chez le personnage – avec un autre, plus sincère, arbitraire, car issu, quant à lui, d’un ton comique (rire à une blague). Tout cela chez le même individu. Quand Arthur ne peut s’empêcher de rire (que l’on repère par sa tonalité plutôt grave), les personnages autour de lui se demandent ce qu’il y avait de drôle pour que ce rire puisse émettre. A cela, Arthur répond à l’aide d’une carte indiquant que ce rire est en fait la manifestation de son handicap. L’autre rire d’Arthur, plus aigu, consiste souvent à se moquer d’une situation censée être drôle, ou dans un instinct plus sociétal de rire avec les autres (mais en décalé) dans un club de stand-up.
Le véritable contrechamp de ces deux rires n’est pas celui d’autrui – avec qui il rit ou celui qui se demande pourquoi il rit. Ils sont en fait leur propre contrechamp, l’un répondant souvent à l’autre, jusqu’à ce que l’on comprenne que le rire du handicap participera à l’épanouissement du second (plutôt nihiliste), et que ce dernier assumera le handicap – qui était vu comme une faiblesse, assumé désormais comme une identité. Joker, avant toute chose, est peut-être le premier grand film sur les personnes en situation de handicap car il considère le trouble comme une caractéristique à l’étude dans chaque image et non comme un motif (débile) d’introspection, et pointe du doigt également l’ignorance de celles et ceux qui prétendent avoir un semblant d’empathie à leur égard : la thérapeute qui annonce que l’Etat coupe tous les crédits pour les ordonnances de médicaments, et qui ne fait rien. Plus fort encore, ce rire nerveux n’empêche par le rire tout court, et n’enlève aucune trace d’humanité chez Arthur. Le Joker, en outre, était et est finalement une personne en situation de handicap. Cela nous change de toutes ces fables condescendantes qui nous prétendent que le handicap s’efface au profit d’un changement du langage et des modes de vie sous prétexte que l’on doit mieux vivre parce que, comme ils disent, on est « handicapés ». Ce qui était et ce qui devient, chez Arthur, c’est le handicap. Le rire est Un par le handicap.
La société en creux
La notion de handicap comme contrechamp continu de l’individu, aussi bien traitée soit-elle, ne doit pas pour autant nous faire fermer les yeux sur les gros problèmes du film en termes de réalisation. Car si le Joker, par sa succession d’images et de sons, nous indique clairement à quel point la destinée d’Arthur est recouverte de nuances bienvenues, l’autre symbiose dont nous parlions avec l’idée de société pointe, étrangement, une absence de contrechamp. La succession d’images et de sons qui captait le parallélisme troublant entre Arthur et le Joker était possible car elle portait la dimension du portrait (la fameuse référence à Akerman peut se situer ici). Ce qui lie le Joker et la société en crise perçue dans le film (une grève des éboueurs en est le point de départ) est là encore une succession d’images et de sons que l’on pourrait résumer par le motif du masque : image furtive d’un policier pourchassant Arthur qui se fait bloquer par une foule masquée dans le métro, des plans de coupe sur des gens portant des masques, la Une d’un journal qui montre un masque de clown.
Si l’on constate effectivement une référence au Taxi Driver de Scorsese, Todd Phillips n’a pas cette intelligence de ne filmer le destin d’un homme troublé qu’à travers son odyssée personnelle. Dans un espoir complètement vaniteux, le cinéaste espère mesurer la destinée d’un personnage grâce à un contexte sociétal complètement abracadabrantesque et dénué de toutes nuances. Cette absence de bon sens dans le scénario – d’autant plus que cet ancrage économique et social permet des arcs narratifs plus que douteux, notamment en présence du père Wayne – désigne un manque pur et simple de mise en scène : la révolte, contrairement à ce qui se passe dans le corps et la mentalité d’Arthur, ne gronde pas, elle ne fait que crier et brûler. Pour citer une référence directe, le Dark Knight de Christopher Nolan donnait une connotation sociétale au Joker car il aspirait à être le nouveau contrechamp (terroriste) de Gotham à la place du Batman grâce à des plans dont l’élaboration se faisait hors-champ (on se pose souvent la question d’où il se cache, d’où est-ce qu’il a pu agir, comment il a pu agir). Dans le premier plan de Joker, quand Arthur se maquille en même temps qu’il entend les infos notifiant la grève des éboueurs, il y a de la mise en scène en même temps qu’il n’y en a pas : car tout se mesure en deux temps trois mouvements. Pour la suite, il n’y en aura plus.
C’est seulement dans le derniers tiers, donc, que le film aboutit enfin ce parallélisme entre un homme et une société révoltés. Si l’on excepte ce plan un poil glorificateur et qui par ailleurs a semé des réflexions complètements inutiles dans la presse – indiquant que le Joker était un symbole, un guide –, à notre connaissance, c’est bien le feu des émeutes qui permet de distinguer le Joker (en plus de le récupérer). Car il s’agit d’une image, et non d’une posture. On serait bien tenté de pardonner les écarts de points de vue de la réalisation pour comprendre ce que le Joker a toujours voulu cibler : produire une image de lui-même non pas dans la société, mais avec la société. Au fond, le film semble nous dire que véhiculer notre propre image du Joker, c’est véhiculer une image de la société. Autant le dire tout de suite, il ne s’agit pas d’un « appel à la violence », mais d’un avertissement. Cela ressemble tout de même à un tour de force.