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Après un premier volet sous forme de comédie musicale dansée, Bruno Dumont emmène sa jeune actrice Lise Leplat-Prudhomme jusqu’au bout de l’histoire de Jeanne d’Arc.
Jeanne est un second volet tout aussi riche que le premier, dont Bruno Dumont est venu évoquer la genèse lors de son passage au Comoedia à Lyon le 5 septembre.
Vous aviez collaboré avec Igorrr pour la bande-son de Jeannette, avec ce second film comment vous est venue l’envie de travailler avec Christophe ?
Bruno Dumont : D’abord il fallait que je change de musique. Parce que le problème de faire la suite c’était de risquer de faire la même chose. Et Péguy est un auteur difficile dans le style, dans la musicalité, dans l’écriture, mais je pensais que la musique pouvait lui donner un accès. Donc j’ai cherché une musique plutôt mélodique et le grand compositeur, français, mélodique c’est vraiment Christophe. Et comme il connaissait très bien mes films, il m’a dit oui tout de suite.
Quand j’ai su qu’il y allait y avoir une “suite” j’ai trouvé que c’était un très beau choix d’avoir gardé votre première actrice (Lise Leplat-Prudhomme) pour incarner la Jeanne du procès.
En fait je l’ai fait par défaut. Je devais tourner avec l’actrice qui jouait à la fin de Jeannette, Jeanne Voisin, qui avait 15 ans quand on avait tourné, et elle avait quasiment le bon âge pour tourner Jeanne. Mais j’ai senti de la résistance chez elle, ce qui est normal, et je me suis vu abandonner. Je pense que j’aurais pu la convaincre, mais je n’ai même pas essayé. Comme si j’avais l’intuition que ce n’était pas forcément une bonne idée de prendre une actrice du bon âge. Donc j’ai été sans actrice pendant quinze jours, avec toute l’angoisse que ça implique, et d’un coup je me suis dis “je vais prendre la petite”, ce qui paraissait totalement incongru. Puis on a fait les essais costumes et quand on l’a vu dans l’armure de Jeanne il y avait quelque chose d’extraordinaire. Je pense que le fait que Jeanne d’Arc soit interprétée par une gamine de dix ans c’est ça qui met le coup de fouet, et qui règle toutes les questions d’anachronisme. Il y a un geste artistique qui fait que c’est moderne et porté à notre temps.
Justement du fait que vous ayez déjà travaillé ensemble, comment êtes-vous passé de Jeannette à Jeanne avec Lise Leplat-Prudhomme ?
Elle avait grandit déjà, donc elle a acquis une maturité, comme elle avait déjà tourné elle avait une espèce de facilité. Je pense qu’il ne fallait pas qu’elle chante parce qu’en fait elle ne chante pas très bien. Ça passe dans Jeannette parce que c’est une enfant, c’est mignon…
On est aussi habitué à ce décalage dans vos films avec le traitement que vous faites de la parole…
Oui, mais on a fait des prises chantées, non chantées et puis des prises acapela sur Christophe. Je n’avais pas encore pris la décision de ce que j’allais faire au montage, et Christophe m’a dit « effectivement elle ne chante pas forcément bien mais je peux la faire bien chanter ». Et ce qui est formidable aujourd’hui c’est qu’on a des machines qui font que si elle chante de travers on peut la remettre droite. Effectivement il me l’a fait écouter droite, on sentait qu’il y avait une machine dedans et je n’étais vraiment pas convaincu, c’est comme ça que la voix de Christophe est devenue sa voix intérieure. C’est du cinéma, c’est-à-dire que c’est fabriqué. Elle ne pourrait pas jouer au théâtre par exemple, parce qu’elle a pas d’endurance, elle oublie son texte, au cinéma on peut, ça marche. En même temps elle l’a apprit son texte, mais parfois elle l’oubliait alors on lui soufflait.
Justement est ce que vous avez retravaillé avec un système d’oreillettes comme sur Ma Loute ?
Je travaille à l’oreillette depuis P’tit Quinquin, parce que le commandant ne mémorisait rien, donc j’étais obligé de le diriger à l’oreillette. Et je me suis aperçu que c’était très intéressant de lui parler pendant les prises. Parce que toutes les indications je peux les donner à l’acteur pendant qu’il joue. Donc je l’ai fais sur Ma Loute, et Luchini m’a dit « Oh tient je veux une oreillette ! ». Et c’était vachement bien parce que lui aussi aimait bien avoir des indications, ça veut pas forcément dire qu’on parle, mais j’ai la possibilité d’intervenir. Ensuite j’ai ma répétitrice, qui souffle quand je vois que l’acteur a un trou, et comme on est au cinéma et qu’on travaille par fragment c’est pas grave, si je sens que l’acteur redescend, je coupe, et je prend l’autre plan. Le labeur de cette façon de travailler n’est pas un problème, donc quand elle joue [Lise Leplat-Prudhomme] je peux la diriger, en lui disant « Tu vois tu as cette parole où tu dis que tu es malheureuse, j’aimerai que tu baisses les yeux ». La direction d’acteurs c’est très important, certains réalisateurs disent qu’il ne faut pas les diriger, mais quand on ne dirige pas un acteur parfois il ne joue pas bien.
Cette dissonance vous l’utilisez justement pour créer du comique dans le film, notamment pour décrédibiliser l’hégémonie de la parole ecclésiastique
Ça c’est déjà chez Péguy dans le texte, il est déjà contre l’église et les institutions à ce moment là. Dans son texte il y a des conversations entre dévots qui sont surréalistes. Il se moque mais il humanise, c’est-à-dire que ce sont des hommes, à la fois ils exécutent ce pourquoi ils sont là, mais au fond à l’intérieur ils tremblent quand même. Ce qu’il faut rappeler aussi c’est que tout ce qui est dit est vrai, on sait très bien ce que Jeanne a dit et ce qui est fait, et Péguy invente sa musique, mais il n’invente pas les dires. Si vous écoutez les paroles dans le Bresson vous verrez qu’elles sont identiques. Ce qui est curieux c’est qu’il y a une vérité qui a lieu, une histoire, et en même temps c’est complètement surréaliste, parce que c’est aussi un mythe.
La scène du bûcher c’est une image que tous les réalisateurs qui se sont emparés de la figure de Jeanne d’Arc se sont appropriés. Comment est ce qu’elle vous est venue ?
Je n’y ai pas réfléchi parce que Péguy ne va pas jusque là. Elle est condamnée, on la voit dans sa prison et c’est fini…
Je ne m’attendais à ce que vous n’alliez pas jusqu’au bûcher.
Moi aussi je m’attendais à ne pas y aller, et en fait là où on a tourné, les bunkers sont à côté d’un aérodrome, on tournait entre les avions qui décollaient. Et il y avait le reste d’une maison, et quand on la regardait de profil il n’y avait plus que la façade en brique et un poteau devant. Je me suis dis « Ben tiens on a un bûcher » on va mettre un peu de fumée et mettre la petite devant, on aura au moins un plan, mais la petite n’était pas là, du coup j’ai demandé à la fille de la costumière qui servait de doublure de temps en temps. Et voilà j’ai fais le plan, comme ça, à la sauvette, et au montage j’ai vu qu’une fois que Jeanne s’en va et quitte la prison, le sentiment était gros, donc je me suis dis qu’on avait besoin de ce plan. Je représente le bûcher mais je reste loin, je respecte Péguy.
Dans le film on voit beaucoup revenir des termes comme celui d’« hérésie », un des garde traite Jeanne de « sorcière », ça m’évoque beaucoup des figures de votre cinéma qui sont les incarnations d’une parole empêchée, je pense à Camille Claudel, ou Hadewijch d’Anvers.
Mes personnages sont souvent empêchés. Dans La Vie de Jésus, le mec il commet un crime raciste mais on sent qu’il y a quand même quelque chose d’humain derrière, même si ça n’enlève rien à son crime. Je ne veux pas faire un cinéma pensant, moi, le bien, le mal, ça m’emmerde, mes acteurs je les met dans un scénario et je regarde ce qui se passe, et il ne se passe pas le scénario, et c’est ça qui est beau. Ils résistent au scénario. Le scénario de Jeanne d’Arc on le connaît et pourtant elle va redonner du hasard, et je pense qu’au cinéma on en a besoin. Il faut remettre de l’humain, et l’humain c’est de l’indétermination. C’est plus du prêt à penser quoi, d’habitude Gilles de Ray c’est l’incarnation du mal, un acteur qui joue Gilles de Ray il est en sur-jeu en permanence, alors que là c’est le contraire, l’acteur il sait à peine jouer, il n’arrive pas à dire le texte, mais je sentais qu’il y avait quelque chose de bien, par rapport à la sauvagerie du personnage, d’avoir quelqu’un qui n’y arrive pas.
C’est selon moi ce qui donne sa force aux scènes de procès où on sent justement que vos acteurs.trices donnent profondément quelque chose qui va au-delà de la recherche de la vérité du jeu, et le film traite cette question de la parole vraie et de la parole fausse
Oui ! Alors qu’un acteur professionnel il ferai son show, il ferai un numéro, et moi je trouve ça insupportable ! Et j’arrive à les empêcher, mais ça veut dire que vous décidez de les empêcher. Luchini dans Ma Loute il est empêché, je l’empêche de faire du Luchini, et Juliette Binoche c’est pareil, ils ont du mal et en même temps ils arrivent à composer. Et il y a des sujets où il faut des acteurs professionnels, ça ne sonne pas pareil, ça dépend de la musique que vous voulez faire. Un non-acteur il ne joue que sur trois notes mais aucun professionnel ne peut jouer comme ça, et un professionnel il joue sur tout le clavier.
J’évoquais tout à l’heure Hadewijch d’Anvers, je repense à la manière dont vous aviez transposé son mythe dans la modernité, comme pour Jeanne d’Arc, ce sont des figures dont on a très peu accès à des traces écrites de leurs mains, leur histoire a beaucoup été racontée par d’autres.
Hadewijch c’est une mystique, quelqu’un qui apporte l’amour à un degré au-delà de l’humain, c’est ça qui nous étonne dans la mystique souvent : comment peut-on aimer autant ? Et c’est la raison pour laquelle elle est sur terre et qu’elle souffre. Jeanne c’est une mystique guerrière, c’est autre chose, et effectivement c’est ce que dit Péguy, ce sont des « héroïnes », et on a besoin de ça. On est dans le merveilleux. Et le cinéma c’est le lieu du merveilleux, de représentations, d’un surnaturel en lequel on peut croire sans aucune superstition.
Jeanne de Bruno Dumont, en salles le 11 septembre.