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« Oreste à Mossoul » – It’s a mad world

© Stefan Blaske

Pour quelques représentations seulement, le théâtre des Amandiers de Nanterre accueille la dernière création du metteur en scène Milo Rau, qui continue d’explorer les tragédies contemporaines.

En 2016, Milo Rau se rend dans le nord de l’Irak, dans la ville de Sinjar. De ce voyage, il tirera Empire, une pièce sur la thématique de l’exil déjà présentée à Paris en 2017 (et dont on parlait ici). A cette époque, Mossoul fait office de capitale du Califat proclamé par le groupe terroriste Etat islamique (EI) qui exerce son emprise sur toute la région. Depuis, au prix d’affrontements sanglants, la ville a été libérée, ce qui a permis à Milo Rau de s’y rendre deux fois. A chaque voyage, il éprouve une étrange familiarité entre ce qu’il voit et les scènes dépeintes dans les tragédies antiques. Il y a quelque chose de profondément archaïque dans cette ville en ruine où tout semble se résumer à un choix entre mort et vengeance. Pourtant, cette ville, peut être la plus ancienne du monde et qui compte aujourd’hui encore deux fois plus d’habitants que Bruxelles, continue de vivre. Milo Rau n’a d’ailleurs aucune difficulté à trouver des volontaires locaux, musiciens et étudiants en art dramatique, pour participer à son projet. Lequel ? Monter sur place l’Orestie.

Spirale de violence

La trilogie d’Eschyle décrit une spirale de la violence qui débute par le sacrifice d’Iphigénie par son propre père, Agamemnon, lui-même ultérieurement assassiné par son épouse Clytemnestre et son amant Egisthe, eux-mêmes finalement tués par son fils Oreste (pour un exposé très clair de ce conflit familial, voir la mise en scène d’Electre/Oreste d’Ivo Van Hove à la Comédie Française). Cette spirale de violence et de vengeance que rien ne semble pouvoir interrompre est, selon Milo Rau, encore à l’œuvre en Irak où la population locale mais aussi les forces de la coalition internationale (dont les États-Unis et la France) se déchirent et détruisent presque méthodiquement la cité antique de Mossoul. Là-bas, la violence est quotidienne et imprègne l’ensemble des rapports sociaux, y compris familiaux. Avec l’arrivée des djihadistes, tout devient passible de peine de mort : faire du théâtre, jouer de la musique ou être homosexuel. Le malheur frappe aveuglement, les membres du groupe terroriste tuent ou raflent les habitants de Mossoul sans que ceux-ci ne puissent tenter d’y échapper. Telle jeune fille porte du parfum ? Elle sera enlevée dans une école et deviendra la femme d’un djihadiste. Un monde fou, a “mad world“, comme le suggère la chanson de Gary Jules quasiment jouée en boucle dès le début. C’est un des choix favoris des musiciens irakiens pour leurs visiteurs occidentaux avec Imagine de John Lennon…

© Moritz Von Dungern

Le pardon

Chez Eschyle, le cycle de violence est interrompu par le pardon et la naissance de la démocratie. Le peuple d’Athènes refuse d’exécuter Oreste et son ami Pylade, les aristocrates sont déchus de leur pouvoir au profit du peuple. Dans Mossoul libérée se pose aussi la question de l’après et de la démocratie. Que faire des anciens membres de l’EI ? Que faire des femmes et des enfants (une question qui se pose aussi en France) ? Comment reconstruire le pays, le doter d’institutions stables et d’une justice indépendante ? Plus philosophiquement et fondamentalement, faut-il pardonner  ? La réponse ne semble pas prête d’être trouvée.

© Moritz Von Dungern

Du local à l’universel

Comme toujours, le metteur en scène suisse, également directeur du théâtre de Gand (Belgique) a fait le choix du théâtre documentaire. Sur scène, face au public ou sur un écran qui surplombe la scène, un mélange d’acteurs belges néerlandophones et d’acteurs irakiens, un comédien letton. Tous croisent les discours intimes et politiques avec le texte d’Eschyle, tissant patiemment une toile qui relie les époques, le local et l’universel. La construction est agile et si les analogies Grèce antique / modernité s’avèrent souvent fades, la transposition est ici pertinente car très calibrée. Milo Rau est conscient des limites de son dispositif et du théâtre en général. Il ne force pas la main à la pièce d’Eschyle, comme il ne force pas les acteurs irakiens à reconnaitre légitime un baiser entre deux hommes. Le théâtre ne peut pas tout. A ce petit jeu très intelligent, le théâtre perd d’ailleurs un peu de sa force émotionnelle. Cette tragédie fait couler du sang mais peu de larmes. Qu’importe, pour Milo Rau l’enjeu semble avant tout d’explorer, de questionner, de fouiller et de confronter pour tenter de saisir le processus à l’œuvre, loin de tout pathos. En résulte une proposition intéressante voire forte mais relativement bancale, précaire et vacillante. Comme un pays qui tente de renaitre de ses cendres.

Oreste à Mossoul. D’après Eschyle, mis en scène par Milo Rau. Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, au Théâtre des Amandiers à Nanterre jusqu’au 14 septembre. En néerlandais, arabe et anglais surtitré en français .Durée : 1h45. Tarifs : 5-30€.

Rédactrice "Art". Toujours quelque part entre un théâtre, un film, un ballet, un opéra et une expo.

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