CINÉMA

« Ad Astra », étoile de maître

Copyright Twentieth Century Fox France

Attendu puis repoussé à de multiples reprises, l’Ad Astra de James Gray brille enfin. Une odyssée mystique qui s’inspire de l’histoire du cinéma, de Kubrick à Tarkovsky, en passant par Coppola, véritable père cinématographique pour le réalisateur. En poursuivant sa peinture sophistiquée du drame familial, Gray atterrit dans la jungle interstellaire avec un film profond et foisonnant.

Il persiste un leurre dans l’analyse que l’on dégage au sortir de la vision d’Ad Astra, fresque spatio-temporelle d’un des cinéastes les plus appréciés de notre temps. Une confusion, pour être exact. Confusion, que l’intéressé invité il y a deux ans à la Cinémathèque française pour une masterclass confirmait, à peine ironique : « Every movie I’ve made I feel like I communicate the wrong thing at the audience  » (A chaque film que j’ai fait, j’ai l’impression d’avoir communiquer la mauvaise chose au public). Innocente, anodine, cette déclaration comme une alléchante promesse d’un cinéma de faux accident, résume la portée du cinéma de James Gray. Hier grand héritier du cinéma classique américain avec sa trilogie mafieuse, aujourd’hui maître respecté d’un cinéma ambitieux et métaphysique. L’américain aime les risques, le spectateur s’en rend compte à chaque nouvelle oeuvre : tourner dans la forêt amazonienne, en costumes, avec Isabella Rosselini, et donc, désormais dans le cosmos, et au-delà.

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Au coeur des ténèbres

Le leurre en question, la confusion récurrente n’est donc pas affabulation de spectateur. Prenons donc le superbe Ad Astra. Venu assister à un spectacle de voyage en apesanteur supplémentaire, le spectateur sort d’une odyssée sombre, jusqu’au bout de l’enfer et du cosmos. Justement, la surprise se situe ici. Ad Astra n’est aucunement un film sur l’espace, mais un film de guerre et de paix (intérieures) dans l’espace. 2001 : l’odyssée de l’espace, Alien devraient être convoqués – ils le sont par d’astucieux clins d’yeux- c’est Apocalypse Now dans les étoiles qui se dévoile sous nos yeux ébahis : même schéma scénaristique, même dualité entre bien et mal, même pessimisme, la fascination pour la folie humaine en moins. La comparaison est tout sauf surprenante tant Gray embrasse la filmographie de Coppola, remettant au goût du jour (bien que Coppola soit lui aussi toujours au goût du jour) ses obsessions (la famille, les gangsters, les dilemmes internes, l’immigration, la colonisation, le passage à l’âge d’homme) et son esthétique (style baroque, mise en scène à la fois contemplative et ébouriffante, célérité du montage).

Pas tout à fait l’ hommage d’un élève à son maître, comme le fait presque militairement De Palma à Hitchcock, cette réorchestration d’une oeuvre tourmentée et sombre avait déjà connu un premier chapitre avec The last City of Z, sorti en 2017. Étouffante, la remontée fluviale était le prétexte pour le héros d’aller affronter ; parmi les indigènes ; un double existentiel, et d’enfin se  débarrasser de ce qui le rongeait, comme tout protagoniste de James Gray qui se respecte : le doute. Un doute qui n’empêche pas la lucidité. Le héros n’abdique jamais réellement, mais son mécanisme intérieur est broyé. Le récit est ici traité à l’identique. 

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Dans un futur pas si lointain, alors que la lune est colonisé par les terriens, l’astronaute Roy McBride, respecté mais perturbé par un incident survenu dans l’espace, est chargé de partir à la recherche de son père, pourtant laissé pour mort depuis près de seize ans. Peu soutenu par sa hiérarchie, le voilà parti pour un voyage introspectif jusqu’à Mars, en passant par la Lune et Neptune. Sur son chemin, les questionnements existentiels lui reviennent et le mèneront jusqu’au coeur des ténèbres. Chez Coppola, l’homme à débusquer est un général désaxé, chez James Gray, c’est le père donc le créateur. Traverser les planètes pour tuer son Dieu.

Ni sorcier ni laborantin, James Gray prouve qu’il est un cinéaste du spectaculaire et de l’intime, instillant minimalisme émotionnel et trivialité. Dans un monde qui se rompt à dominer sans s’abaisser, le conquérant voit son grand pas pour l’Humanité se muer en faux-pas géopolitique.

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Quête oedipienne

Inventif sans volonté d’avant-gardisme ou de scientisme alambiqué, Ad Astra ne souhaite pas réinventer la science-fiction, mais plutôt la tordre, en modifier l’ADN. Sans en sacrifier les cellules, mais en réalisant une perfusion de lyrisme et de réalisme froid, grâce notamment à la musique de Max Richter – et ce malgré une présence accrue – et à la photographie de Hoyte Van Hoytema. Le Solaris de Tarkovsky hante la base spatiale, s’inspirant de sa dimension abstraite. Construit en decrescendo, le film débute par la chute d’un homme au milieu d’autres, sur une échelle reliant tel un cordon ombilical la Terre au ciel. Cette chute inexorable force Roy à redescendre sur Terre,  où il se rend compte que la somme de ces problèmes se trouvent en orbite, le forçant à entamer une quête oedipienne. Quelques scènes impressionnantes de poursuites et de créatures plus tard, le rythme ralentit, les plans s’allongent afin de donner au métrage la langueur de cette poursuit métaphorique. Si pour Roy, l’aventure spatiale lui est commune et l’irrationnel source de quiétude, c’est son sang qui pose question. Ce père enfoui dans un amas de regrets devient l’astre inatteignable. En devenant astronaute, comme une offrande supplémentaire au modèle paternel, Roy pensait devenir un  explorateur des temps modernes. Faute d’amour et de reconnaissance, il n’est devenu qu’une ombre solitaire singeant ce qu’il croyait être un héros. Ce n’est qu’en affrontant ce père méprisant qu’il retrouvera sa propre estime. À l’obsession professionnelle du paternel, Gray préfère la volonté de construction du fils, construction conjugale, émotionnelle et matérielle. Entre Mars et Neptune, l’astronaute aura compris quelle est sa vraie place. Dans ce rôle tout en larmes contenues et en gestes harmonieux, Brad Pitt trouve une de ses plus remarquables interprétations, se donnant une double chance aux prochains Oscars, après le Tarantino.

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Comme le Willard de Coppola, le McBride de Gray traverse un long couloir allant de la vie à la mort, et inversement. Ils y rencontrent tous deux des morts, qui les révèlent à ce qu’ils sont, fragiles et indécis. En s’enfonçant dans les ténèbres, ils devraient perdre la vue. Ils y trouvent une lumière intérieure. Pour James Gray, la quête n’est pas le résultat de bonnes ou mauvaises actions. Ad Astra est un grand film inquiet. Profondément agnostique, l’épopée planante raconte un monde où les causes défendues sont parfois plus dangereuses que l’inaction. Un monde où les sauveurs ne gagnent qu’en silence.

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