CINÉMA

Quentin Tarantino, un cinéma romantique

Photographs by Sebastian Kim

Parce que Once Upon a Time… in Hollywood, sorti ce mercredi, est probablement le film le plus mélancolique de son réalisateur, focus sur un thème en soubassement de toute sa filmographie : le romantisme. Ou quand le spleen du temps perdu se greffe aux souvenirs d’un cinéaste obsédé par les sentiments de ses personnages.

Il est des cinéastes du présent qui voient l’avenir de notre monde s’investir dans les autoroutes si interminables du temps passé. Ainsi, quand Tarantino et Richard Richardson, son chef opérateur, se mettent à éclairer les actuelles et longues routes à double sens de Los Angeles à l’aide de grands spots lumineux surplombant le goudron qu’arpentent des voitures plus vintages les unes que les autres, il y a comme un frisson venu tout droit d’un autre temps qui s’immisce devant et forcément derrière la caméra. L’avenir et l’univers s’inscrivent, tandis que Quentin a les mains sur le volant  ; nous nous laissons conduire dans son subconscient, les Delfonics se mélangeant à Chuck Berry à la radio. Personne pour nous dépasser. Personne pour le dépasser, lui, l’indépassable. Pourquoi donc  ? Car cet univers va à 200 à l’heure, qu’il n’a ironiquement plus le temps – lui, le réalisateur de films qui font plus de 2h30 – pour faire de sa richesse et de son iconoclasme de simples motifs de sécurité. L’heure est venue, finalement, de prendre son temps, à 200 à l’heure.

Peut-être parce que les temps changent, et qu’il faudrait explorer une autre temporalité pour mesurer ce changement. Le neuvième film de Quentin Tarantino est le quatrième d’affilée à explorer un temps hors du nôtre – celui du passé. Dans quelle mesure pouvons-nous alors recevoir cet outre-temps qui, en plus de faire défaut au présent, mesure le passé autrement en le réécrivant par le biais de la fiction  ? Tarantino nous montre ici avec une intelligence maligne que nous ne pouvons pas regarder le passé avec les yeux du passé, mais uniquement (c’est notre seul moyen) avec les yeux du présent  : comme lorsque Oswaldo Mobray des Huit Salopards se met à séparer symboliquement le Sud et le Nord des États-Unis dans la mercerie, quelques mois avant l’élection de Donald Trump. Nous greffons souvent Tarantino à la nostalgie, mais nous venons de démontrer à travers ce rapport au temps qu’il est autre chose  : un grand romantique des temps qui courent et qui passent.

Sur le tournage de Once Upon a Time… in Hollywood

Le travail du temps

Cela passe donc par le travail du temps, entre passé et présent. Le romantique substitue souvent les deux, par les motifs du deuil et du souvenir. La référence chez Tarantino, par exemple, aura souvent valu à sa réalisation un statut un peu bancal, à mi-chemin entre la copie et l’hommage. Il est donc dommage que nous ne l’abordions pas à travers le prisme du souvenir, du cinéphile pulsionnel qui convoque sa propre mémoire. Once Upon a Time… in Hollywood vient lui rendre justice, car il est le film-souvenir de Tarantino, également pour le spectateur, qui peut piocher chaque plan de ce Los Angeles made in 1969 comme lorsqu’on achète un objet souvenir depuis son lieu de vacances. Si Tarantino se souvient des affichages des Cinérama ou des intérieurs de certains bars-restaurants, je me souviens durant le visionnage de ces voitures qui sillonnent les rues avec leur pots d’échappement visibles par leur taille et leur fumée, de ces coiffures déglinguées quoique sexy, et des chaises de tournage pas encore réglées à la taille de jeunes filles talentueuses prêtent à mettre une raclée à Leonardo DiCaprio sur le plateau.

Quand Tarantino tue Hitler, rend justice aux Noirs d’abord par le renversement de l’esclavagisme et ensuite de l’hypocrisie post-Guerre de Sécession, il n’est pas réactionnaire, comme nous avons pu le lire ici ou là. Depuis sa chaise du présent, il essaie d’en construire une autre qui donne justement au temps la possibilité d’être à la hauteur. C’est un cinéaste qui croit aux pouvoirs de la fiction, convaincu que l’un d’eux possède cette possibilité de remonter le temps par la mémoire, ou même de remonter la Mémoire par la mémoire. Car Tarantino ne fait pas de films historiques, il remonte le temps, comme lorsqu’il engage Ennio Morricone pour composer la BO des Huit Salopards, notamment en convoquant quelques unes de ses vieilles partitions perdues du film The Thing de Carpenter. Ce romantisme du temps, n’est pas sans rapport avec la discontinuité du montage dans son cinéma, qui vaut aussi bien pour son jeu de dupes que pour la capacité à poser le temps  ; le laisser respirer, indépendamment d’un passé et d’un avenir. C’est exactement l’osmose qui se dégage dans Once Upon a Time… : faire du temps une sensation de chaque instant.

Conduire le temps (© Sony Pictures)

Le jeu de la correspondance

S’il travaille le temps à travers ses films, à qui s’adresse-t-il  ? Le romantique se souvient souvent de l’être aimé, il restitue sa présence à travers les mots, les rimes, la structure. Les souvenirs qui lui servent de référence lui permettent également, nous pouvons l’imaginer, de s’adresser à ces cinéastes (Corbucci, Leone…) qui l’ont éduqué. Mais Tarantino est romantique à cette différence près que sa principale déclaration d’amour se fait au présent, en direction surtout des acteurs et des actrices avec qui il travaille sur le plateau. Il y a une pléthore d’interprètes que Tarantino a engagé sur à peu près tous les films de sa carrière  : Samuel L. Jackson, Tim Roth, Kurt Russell, Michael Madsen et même la cascadeuse Zoë Bell. Ce dévouement pour l’interprète, Quentin Tarantino va en faire un film  : Kill Bill. L’interprète en question  : Uma Thurman. Les deux anciens amants – qui sont désormais dos-à-dos suite à la révélation d’un incident, conséquence directe de l’affaire Weinstein – étaient alors au zénith de leur carrière, l’une décrochant son rôle le plus emblématique, l’autre confirmant le succès gigantesque de Pulp Fiction (Jackie Brown, intercalé entre les deux, prendra du temps à être aussi reconnu).

Avec Once Upon a Time… in Hollywood, ce diptyque sorti en 2003 et 2004 est le film le plus fort sur le métier d’acteur, et leur capacité à multiplier les casquettes  : Uma Thurman est autant une tueuse revancharde qu’une bikeuse stylée et une amoureuse tourmentée  ; tandis que DiCaprio est un cowboy touche-à-tout qui trouve la rédemption dans les films d’auteur italiens, sans parler de son rapport très intime, presque mimétique avec sa doublure, le cascadeur Cliff Booth (joué par Brad Pitt). Tarantino rend hommage au métier d’acteur pour aussi relever de grands défis de cinéma, comme lorsqu’il réintègre John Travolta dans le grand circus du septième art dans Pulp Fiction, quand il donne deux rôles de cascadeur à un seul et même interprète (Kurt Russel, dans Death Proof et Once Upon a Time… où il supervise les cascadeurs), ou quand il demande à Christoph Waltz, le seul véritable acteur qu’il a révélé dans notre siècle, de jouer un Nazi détective chasseur de juifs, et de le rendre sympathique. Ses films sont en fait de vastes déclarations d’amour, et son sens de l’hommage, qui se tourne souvent vers le passé, se déroule sous nos yeux ébahis – oui, car Tarantino est un romantique talentueux, un «  fucking  » romantique.

Kill Bill Volume 2, le film le plus romantique de Tarantino

Des personnages romantiques

Et ce talent, à raison, a souvent été résumé à son tour par un certain goût pour l’ultra-violence, le déluge d’hémoglobine, la réécriture de l’Histoire, l’art du dialogue long et réflexif, du montage et des personnages. Justement, sur ce dernier point, le personnage romantique revient souvent  : dans Pulp Fiction, c’est le couple Bruce Willis/Maria de Medeiros  ; dans Jackie Brown, Robert Forster tombe amoureux de Pam Grier et écoute les Delfonics ; l’idylle impossible entre un soldat Nazi et une projectionniste juive dans Inglourious Basterds, ou l’idylle revancharde de deux ex-esclaves dans Django Unchained, et enfin le couple acteur/cascadeur dans Once Upon a Time… in Hollywood – on pourrait même rajouter le dernier sourire de John Ruth adressée à Daisy Domergue avant de mourir, dans The Hateful Eight, symbole de cet attachement empoisonné qui, dans la fureur du sang et des insultes, se conclut sur un sourire. Cette histoire du couple, dans la filmographie de Tarantino, trouve bien sûr sa plus grande persona dans son film le plus romantique  : Kill Bill, une fois de plus.

Nous retrouvons cette idée du couple impossible  : Beatrix, apprenant qu’elle est enceinte, ne peut concilier la vie d’une tueuse avec celle d’une mère. Bill, l’amant qu’elle a quitté, ne pouvant comprendre un tel enjeu, décide de la tuer sur le champ. Tout l’enjeu du film sera donc de mettre un terme à cette vie ultraviolente pour se consacrer, à plein temps, enfin, à celle d’une mère  : un enjeu qui éclate dans le dernier segment du film, lorsque Beatrix voit de ses propres yeux sa fille, elle qui était supposée morte, mais finalement bien vivante – comme sa mère ; la boucle est bouclée. Ainsi, quand on revoit le film sous cet angle, tout s’éclaire, chacun des chapitres constitue au présent le deuil qu’est en train de construire Beatrix vis-à-vis de sa vie de tueuse hors-pair. Mais davantage que les personnages, la structure de l’œuvre est romantique  : le volume 2 offre en fait le contrechamp de ce romantisme. Il y a l’enfant, bien sûr, mais aussi Bill, dont nous voyons le visage pour la première fois, dans un noir et blanc de satin (image du souvenir, du passé, comme une caméra Super 70mm, ou une péloche 35mm). Il y a une ironie, bien sûr, mais surtout une profonde obsession des sentiments qui émanent dans ce film, et pour ainsi dire dans l’ensemble du cinéma de Tarantino, épris du temps qui passe, qu’il faudrait changer, et qui fait changer ses personnages.

Notre critique de Once Upon a Time… in Hollywood.

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