LITTÉRATURE

La Madeleine de Proust #5 – « Le Grand Meaulnes » d’Alain-Fournier

© Aquarelle de Jacques Thévenet (1891-1989)

Il y a de ces livres dont on nous parle sans arrêt, et que pourtant nous ne lisons jamais. Manque de temps, de motivation, esprit rebelle, ils demeurent en suspens jusqu’à ce que les années se chargent de les effacer de nos pensées. C’est ce qui a failli arriver au Grand Meaulnes d’Alain-Fournier.

Après avoir travaillé dessus lors de dictées à l’école et au collège, de thèmes et de versions à l’université, j’ose enfin m’emparer de cette vieille édition dénichée dans une lointaine foire aux livres, intrigué par l’odeur des pages jaunies et par la tranche orange vif. Quelqu’un – un écolier – a souligné des passages au crayon de papier.

«  Je ne vis d’abord de lui, dans la nuit tombante, que son chapeau de feutre paysan coiffé en arrière et sa blouse noire sanglée d’une ceinture comme en portent les écoliers. Je pus distinguer aussi qu’il souriait…  »

Peut-être ces inscriptions, ou la manière dont le narrateur raconte puis laisse Meaulnes raconter sa propre histoire. Quoi qu’il en soit, l’ennui des premières pages et de la vie monotone au village se dissipe avec l’arrivée du grand Meaulnes. Me voilà rapidement happé par son récit fantastique, sa fugue spectaculaire. Le suivre, c’est accepter de partir à travers champs vers l’inconnu, l’inquiétant, l’âme libre et le coeur comme un tambour déchaîné. L’écouter et le lire, c’est en réalité faire exactement la même chose.

«  De temps à autre, le vent chargé d’une buée qui est presque de la pluie nous mouille la figure et nous apporte la parole perdue d’un piano […] Cet air que je ne connais pas, c’est aussi une prière, une supplication au bonheur de ne pas être trop cruel, un salut et comme un agenouillement devant le bonheur…  »

Et moi, un peu casanier, autrefois grand timide, je me surprends à rêver d’aventure. L’adrénaline d’une désobéissance juvénile, les rencontres improbables, tout semble nous inviter à battre les chemins, si ce ne sont de réels sentiers, au moins ceux de notre pensée. Et comme Meaulnes, j’enjambe la barrière ultime de mon imagination, pendant qu’Alain-Fournier distille ses clins d’oeil avec malice (et parfois ironie) au fil des mots. 

Mais je ne suis plus un enfant, le livre le sait. Le narrateur et Augustin Meaulnes ne le sont déjà plus. La réalité n’a que faire des hasards de la promenade et de l’amour, elle reprend son dû ; nous avons trop rêvé, trop couru, et peut-être pas assez vécu.

«  Tandis que l’heure avance , que ce jour-là va bientôt finir et que déjà je le voudrais fini, il y a des hommes qui lui ont confié tout leur espoir, tout leur amour et leurs dernières forces. Il y a des hommes mourants, d’autres qui attendent une échéance, et qui voudraient que ce ne soit jamais demain. Il y en a d’autres pour qui demain pointera comme un remords. D’autres qui sont fatigués, et cette nuit ne sera jamais assez longue pour leur donner tout le repos qu’il faudrait. Et moi, moi qui ai perdu ma journée, de quel droit est-ce que j’ose appeler demain ?  »

Les dernières phrases me laissent coi. Après être passé par tous les états possibles et inimaginables, je me demande comment Alain-Fournier a pu tirer mes envies et mes émotions d’un extrême à l’autre, en quelques heures – ou étaient-ce des années ? À présent convaincu que le bonheur est rare et ne se fuit pas, au risque de le voir s’émietter dans nos mains, je m’en vais profiter pleinement du mien. 

«  La seule joie que m’eût laissé le grand Meaulnes, je sentais bien qu’il était revenu pour me la prendre. Et déjà je l’imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un manteau et partant avec elle pour de nouvelles aventures.  »

Originaire de Moselle et ancien khâgneux, actuellement étudiant à la Faculté de Lettres de Sorbonne Université en Traduction franco-allemande, co-administrateur du blog Auteurs en Herbes.

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