CINÉMA

« The OA » (partie II) – Dans une autre dimension

Snobée des récentes nominations des Emmy, la saison 2 de la série The OA, créée par Brit Marling et Zal Batmanglij, est l’un des chocs de cette première moitié de 2019. Inimitable au sein du paysage sériel, elle questionne le rôle de la fiction et l’implication du spectateur : une certaine idée du sublime.

Cet article contient des révélations sur les passages clés de The OA.

Il y a comme un courant, une vague, un tournant pris par les fictions qui nous oblige à interroger la série The OA, la plus forte actuellement de 2019, à travers le prisme de ce véritable bouleversement des histoires qui nous sont racontées. En 2017, il y a Twin Peaks – The Return  : le parfait détournement du mode opératoire des scénarios non seulement des films, mais aussi des séries (récits labyrinthiques, montage fragmenté de toute part, personnages oubliés, éclatement de l’espace…). En janvier dernier revient le grand romantique des fictions  : M. Night Shyamalan, avec un pur chef-d’œuvre, Glass, suite de Split et Incassable. Dans un twist final, manipulation du scénario qui est la marque de fabrique du réalisateur, le film montre comment des super-héros, purs objets de fiction, sont dévoilés à la population mondiale qui, jusqu’alors, ne savait rien de leur existence, malgré les agissements d’une société secrète révulsée à l’idée que la société puisse être pourvue d’êtres extraordinaires : c’est la croyance des fictions et de leurs caractères les plus purs qui est en jeu.

Si l’on en croit ces scénarios, les histoires atteindraient une représentation du réel. Par l’émotion qu’elles procurent, on est en droit de se demander que ce n’est plus tellement une question de représentation, mais d’altération de notre propre réalité. The OA suit ces exemple, et le prolonge. L’essence de la série tient d’abord sur l’expérience de mort imminente (saison 1). L’histoire explore ce qu’il y a pendant/après la mort, avant que le sujet de cette EMI ne revienne à la vie. Un thème forcément fort pour les créateurs (Brit Marling et Zal Batmanglij) qui se double ici d’une représentation fantasmée de l’outre-monde, cette image qui dépasse le monde de la fiction – ou qui est son pouls. Prairie, la personnage principale, en tire plusieurs enseignements : une EMI lui permet de retrouver aussitôt la vue dans le monde réel avant de découvrir la possibilité d’accéder à des dimensions parallèles dès lors qu’elle se met à mourir, par l’intermédiaire notamment de mouvements, exécutés par cinq personnes en même temps et qui ont tout l’air d’une danse contemporaine. Les dimensions sont d’ailleurs le sujet de la saison 2 : les traverser, oui, mais aussi être capable de les ressentir dans un autre espace, grâce à une émotion – ici, l’amour et l’amitié sont la source du voyage – et aux rêves.

Où sommes-nous ? (© Netflix)

Vrai ou faux ?

Que nous dit alors The OA de ce fantasme selon lequel les fictions sont capables de dépasser la simple représentation de notre monde afin, donc, de l’altérer  ? Comme Shyamalan quand il harcèle ses spectateurs à coups de twists bien sentis, et comme Lynch à travers ses rêves (qui sont à vrai dire sa seule réalité), The OA est la construction d’une croyance dont l’aboutissement dépend d’abord de l’implication du spectateur. Comme très peu de séries contemporaines, mais comme toutes les grandes séries, le spectateur est acteur de cette expérience. Dans la saison 1, le récit se dévoile sous la forme d’une confession  : de retour dans le monde civilisé, Prairie raconte son histoire passée à cinq autres personnages en même temps qu’à nous. Ce n’est qu’au milieu de la saison que nous découvrons le pourquoi du comment  : Prairie veut faire apprendre à son club de lecture les mouvements qui lui permettront de rejoindre Homer, son nouvel amour, dans une autre dimension. Mais c’est à sa toute fin que le récit éclate et rend la tâche du spectateur bien difficile  : on découvre que Prairie s’est inspirée de livres anciens et pédagogiques sur les rêves, les EMD et toutes sortes de fantaisie pour monter son histoire. De ce choc éclot une question  : devons-nous croire Prairie et son histoire  ?

Cette lecture critique de tout ce qu’on a visionné intervient seulement lors de ce twist. Est-ce vrai, ou faux  ? L’envie de tout refaire une seconde fois est bien tentant, histoire de mieux traduire ce que Prairie a pu nous raconter – on parle ici aux fans les plus ardu.e.s de la série. C’est déjà très fort, et prouve la violence du choix scénaristique à ce moment précis. Seulement, on est aussi en mesure de prendre du recul sur le seul et unique visionnage de la saison 1. D’une manière ou d’une autre, on a été pris, ou non d’ailleurs, par ce retour dans le passé, par cette confession en plusieurs soirs – comme en plusieurs épisodes. Plus loin que ça, The OA questionne notre implication, plus qu’elle ne la fabrique, dans une histoire. Et c’est cette responsabilité, fabuleuse, du spectateur qui entrevoit la possibilité de la croyance comme de son contraire.

De la croyance

Cette croyance se décide aussi dans la scène finale de cette première partie, lorsque les cinq qui ont écouté Prairie entreprennent les mouvements pour sauver les centaines d’innocents autour d’eux à l’instant où une fusillade se produit dans leur lycée commun. Les personnages ont choisi de croire, expriment leur croyance, au travers d’une scène absolument sublime, extraordinairement monté et dont la conclusion sera aussi fatale que merveilleuse  : Prairie se prend une balle dans le cœur, mais fera le transfert vers une autre dimension pour retrouver son amour, Homer, grâce aux mouvements de ses ami.e.s. Cette croyance, c’est comme un don à la fiction. En quelques sortes, les cinq personnages font le même geste qu’Elijah et les «  supporting characters  » de chaque super-héros dans Glass  : ils offrent toutes ces images de ces super-héros en action à la population mondiale et sont là pour porter leur nom, leur rendre hommage. Enfin, la fiction se transcende par effet de superposition avec la réalité des personnages. Au-delà du fait que fictions et réalité peuvent interagir par croyance, quelle dimension, pour rester dans le champ lexical de The OA, aspire l’autre  ?

Homer, crois en toi (© Netflix)

Dans Twin Peaks – The Return, la fiction aspire la réalité et inversement : la vraie propriétaire de la maison de Palmer qui apparaît dans le final fait le choix de jouer son propre rôle dans l’histoire de Lynch, mais en même temps la fiction est prisonnière de cet effet de réel (Cooper qui ne sait plus en quelle année il est, les parents Palmer qui n’existent plus…). Dans Glass, c’est la fiction qui aspire la réalité. Shyamalan pense clairement que les histoires content le réel, et pas l’inverse – d’où le statut de romantique qui lui est souvent conféré. The OA, à la fin de la saison 2, éclate toute considération sur la fiction : Prairie et Hap, son antagoniste qui la maltraitait dans la saison 1, se retrouvent dans une autre dimension, plus précisément sur un plateau de tournage d’un épisode de cette même saison 2 et se font appeler désormais par… le prénom de leur interprète, Brit Marling pour la première, Jason Isaacs pour le second. De cette idée, on voit bien que la réalité l’emporte sur la fiction – à la manière d’un Jodorowski qui, dans La Montagne sacrée, dévoile le plateau de tournage à la toute fin du film.

Propice à l’énigme, cette fin demeure assez claire et concrète : les nouvelles identités sont dévoilées, la petite fille recherchée pendant les huit épisodes est enfin retrouvée et il existe un portail (une fenêtre) entre les dimensions. Mais arrêtons-nous sur la fenêtre. Plus qu’un effet d’aspiration, on voit que la fiction à une vue sur la réalité. Cette réflexion rejoint celle de Shyamalan, bien sûr, pour montrer comment les fictions sont bienveillantes envers notre réalité, et qu’elles peuvent les compléter selon la réception de chacun. Mais plus beau encore, fiction et réalité, comme expliqué par ailleurs dans la saison 2, sont deux dimensions parallèles et miroirs. Elles vont de paire, interagissent constamment. Même si pour nous le portail entre réalité et la fiction serait un écran de cinéma ou de télévision, à partir de là cette même idée de portail peut être fantasmée à différents niveaux. On pense à Us, le dernier film de Jordan Peele, qui montre des êtres vivant sous-terre revenir à la surface pour massacrer leurs doubles dans la réalité et concrétiser un plan sociétal à l’échelle des Etats-Unis, littéralement.

The Magic Mirror (© Netflix)

Aller au-delà

Le «  rabbit hole  » de Alice au Pays des Merveilles – qui sépare et assemble Alice du fantasme d’un outre-monde, celui de la fiction – a donc bien changé au fil des temps. The OA, par la croyance d’une fiction douée d’altérité, décline en fait comment une implication, ou non, peut faire changer la perception d’une image, d’une scène, d’une ligne de dialogue. Une fiction, c’est un radeau d’idées. La réalité (spectateurs, écrans…) est ce qui le maintient à flot. Quand la mer s’agite, ou même quand elle est calme, admettons, c’est lorsqu’on prend conscience de la poésie réciproque d’une fiction et de la réalité, que l’une n’est pas plus haute que l’autre, qu’elles sont indissociables, et qu’elles s’aspirent mutuellement, jusqu’à l’éclatement  : une image qui gonfle puis rétrécit (The OA), une image qui s’éteint soudainement (The Return) ou que l’on révèle au grand jour (Glass).

Il y a un même un passage dans la saison 2 où Prairie tombe sur un arbre et s’enfonce sous-terre, jusqu’aux racines, et entend la voix de ce même arbre lui parler. Au fond, The OA nous demande de voir au-delà des apparences, non seulement de la fiction avec l’exemple précédent, mais aussi de la réalité  : est-ce que je peux concevoir la réalité comme une propre fiction  ? Si la saison 3 qui s’annonce décline cette idée, on ne peut que se réjouir d’avance, aussi parce que ce sera une étape nouvelle dans la réflexivité mutuelle des fictions et de la réalité, tel un cycle où, enfin, les rêves et les idées se reproduisent et se réalisent à l’infini.

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