CINÉMA

« Rojo » – Satire sociale de l’Argentine des années 1970

Rojo, troisième long métrage du réalisateur argentin Benjamín Naishtat, est un thriller dont l’intrigue a lieu dans l’Argentine des années 1970, soumise à un climat social délétère, quelques mois seulement avant la première junte militaire.

Avec Rojo, Benjamín Naishtat s’inscrit dans une lignée de réalisateurs argentins inspirés par la dictature militaire de 1976-1983. Né trois ans après la fin de la dictature, Naishtat tente de traduire à l’écran l’atmosphère régnant à l’aube du coup d’Etat de 1976, dans une économie d’acteurs et de dialogues. Il laisse au spectateur le soin d’interpréter par lui-même les nombreuses scènes silencieuses mais lourdes de sens. Le film évoque en particulier le rôle joué par les classes sociales aisées dans la répression. Rojo est introduit par un plan fixe de la façade d’une maison d’où sortent successivement plusieurs personnages, emportant avec eux du mobilier. Cette scène de pillage traduit la décadence d’une petite ville argentine. Claudio (Darío Grandinetti), avocat et notable de la ville, personnifie cette petite bourgeoisie corrompue.

Copyright Condor Films

Critique d’un climat social nauséabond

Sur les traces de La mujer sin cabeza (2008) de Lucrecia Martel, Naishtat illustre à son tour l’indifférence et l’amnésie généralisées de la haute société argentine vis-à-vis des desaparecidos (les « disparus » de la dictature militaire). La disparition, l’oubli, l’indifférence sont les thèmes principaux de l’œuvre de Naishtat dont l’intrigue débute par une altercation entre l’avocat et un inconnu (Diego Cremonesi) dans un restaurant. Claudio se lance dans une longue tirade, humiliant publiquement l’homme qu’il méprise pour son manque d’éducation. Cette scène est puissante par sa mise en scène théâtrale ; les clients silencieux laissent place au monologue de Claudio, semblable à un aparté. Le malaise de la scène est rompu par l’entrée de Susana (Andrea Frigerio), la femme de l’avocat, dans le restaurant.

Ces trois personnages se retrouvent ensuite en extérieur, dans une scène de nuit  : l’homme rendu fou tente de se suicider. Claudio fait croire à sa femme qu’il lui vient en aide mais finalement, le laisse pour mort dans le désert, sans état d’âme. Son indifférence totale n’est pas sans rappeler celle qui anime le personnage de Verónica (La mujer sin cabeza), probablement à l’origine de la mort d’un adolescent indigène. Le film de Naishtat prend une tournure burlesque avec l’arrivée d’un détective dévot (Alfredo Castro), pâle copie d’un Hercule Poirot revisité. Cet antagonisme dans la personnalité même des personnages – avocat corrompu, enquêteur pieu – participe à la construction de cette satire sociale sur fond de tragédie historique.

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Le discours implicite de B. Naishtat

L’œuvre cinématographique s’inspire des codes des séries télévisées des années 1970. Montage et cadrage à l’ancienne laissent toutefois place à la modernité, empreinte de symbolique  : le filtre rouge sang d’une scène d’éclipse à la plage peut être une référence à la répression de la guerra sucia («  guerre sale  ») et de ses victimes en partie militants communistes. Plus largement, el rojo fait office de prémonition des juntes militaires et disparitions à venir. L’éclipse incarne l’aveuglement de la bourgeoisie engoncée dans son confort et sa tranquillité, nullement inquiétée par les disparitions successives et inexpliquées.

Il est cependant regrettable que l’intensité émotionnelle des premières scènes ne soit pas maintenue tout au long du film. La chute, inattendue, brutale, voir caricaturale, laisse un goût amer au spectateur, préparé à un revirement de situation et à un retour à la justice. La corruption a gagné, terreau de la junte militaire de Jorge Rafael Videla.

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