Publié au printemps 89, le huitième album des Cure relève autant de la fin d’un monde que de sa renaissance. Un disque unique à (re)découvrir dès maintenant à l’occasion des 30 ans de sa sortie.
Alors que le groupe de Robert Smith s’apprête à repartir en tournée et livrer un nouveau disque (le premier en onze ans), cette année semble être le moment idéal pour se (re)plonger dans la discographie d’un des groupes les passionnants et créatifs de sa génération. Formé en 1976, la formation la plus emblématique de la new-wave britannique a connu moult remous et révolutions au fil de sa longue et prolifique carrière. De Three Imaginary Boys -dont nous célébrons ce mois-ci également les 40 ans – au discret 4 : 13 Dream paru en 2008, ce ne sont pas moins de 13 albums qui constituent la production de ce groupe à part. Comme toute montagne, cet ensemble est fait de sommets dont quelques pics semble mettre tout de le monde d’accord, à l’image de ce huitième album, le fascinant Disingration, sorti dans les bacs le 2 mai 1989. Retour sur ce monolithe musical, fulgurance inspirée à la fois glaciale et incandescente.
Les vestiges du chaos
En 1987, le groupe est au sommet de sa gloire, jouant dans des stades pleins à craquer et propulsé par son disque Kiss Me, Kiss Me, Kiss Me aux sonorités plus pop et grands publics qu’à l’accoutumé. Un succès sans précédent (l’album sera certifié disque de platine et rentrera dans le Top 40) qui les mènera à effectuer une grosse tournée, le Kissing Tour, s’achevant à Londres le 9 décembre de cette même année.
De retour en studio, les Cure prennent du recul sur la période chargée qu’ils viennent de traverser, les poussant à édulcorer leur musique et tisser des partenariats commerciaux plus ou moins glorieux. Soucieux de revenir à ses racines (la cold-wave de Joy Division ou de Bauhaus), Robert Smith s’entoure de musiciens partageant cette même envie de renouer avec la mélancolie, la noirceur et la profondeur des premiers disques. Parmi eux : Simon Gallup à la basse, définitivement réconcilié avec Robert Smith après la dispute qui avait mis fin à leur collaboration entre 1982 et 1984, Lol Tolhurst aux claviers, présent depuis les débuts et ayant simplement délaissé son instrument de prédilection entre temps (la batterie), Porl Thompson, saxophoniste puis guitariste et claviériste de la formation depuis 1983, et enfin Boris Williams, batteur ayant rejoint le groupe début 85. A ces garçons imaginaires s’ajoutera Roger O’Donnell, claviériste venu des Thompson Twins et des Psychedelic Furs. Si ce beau monde s’attelle à la tâche, c’est avant tout, comme souvent, la vision de Robert Smith qui prime et guide les nouvelles aventures sonores de la formation, et ce malgré un incendie qui va détruire bon nombre des paroles originales dans les premiers temps de l’enregistrement.
Si le groupe va encore une fois chercher très loin dans ses sombres pensées et les sentiments les plus chargées de tristesse, il semble cependant – et pour la première fois – particulièrement bien s’accommoder de ce statut de groupe mélancolique aux accents parfois funestes.
Mélancolie contrôlée
Dès l’ouverture, le flamboyant et vaste Plainsong donne le ton : un morceau grandiloquent, quasi mystique et onirique, à la puissante force émotionnelle, qui se déploie après quelques tintinnabulements de cloches qui nous plonge dans une sorte d’hypnose et nous tire de notre réalité comme un réveil de notre sommeil. Une forme d’état de conscience altéré et un morceau chargé de réverbérations et porté par des basses et des nappes synthétiques plus riches et profondes que jamais. Peut-être ni plus ni moins que la meilleure ouverture d’album jamais réalisée, prenant un sens et une dimension toute aussi forte en concert.
Le voyage se poursuit avec le sublime Pictures of You, au son de guitare noyé de chorus et à la mélodie nostalgique, dont les effluves possèdent le rare pouvoir de raviver mille souvenirs enfoui au profond de nous. De profondeur, il en sera d’ailleurs grandement question tout au long du disque, à l’image de l’immersif The Same Deep Water As You, morceau-fleuve avoisinant les dix minutes et déclinant un long chant d’amour désespéré comme seul ces pionniers du romantisme noir semblent être capable d’en écrire. Un navire en perdition dans la tempête, que rappelle les bruits d’orages et de pluies ponctuant cette traversée, et un titre qui aurait parfaitement pu trouver sa place dans le Closer de Joy Division. Alors, définitivement désespéré l’amour ? Pas tant que ça. La preuve avec Lovesong, que Robert Smith écrit pour sa chère et tendre de toujours, Mary Poole, qu’il a rencontré au collège et avec laquelle il vient alors tout juste de se marier.
Un événement loin d’être anodin et une ritournelle obsédante, dont trouve la face cachée et l’écho direct sur Lullaby. L’amour et la mort danse côté à côté dans cette berceuse funèbre inspirée par les cauchemars du jeune Robert Smith, alimentés par les histoires que lui racontait son père au moment du coucher lorsqu’il était enfant : “Il les inventait toujours. Il y avait des fins horribles. Ça ressemblait à “dors, petit bébé, ou tu ne te réveilleras pas” ». Ambiance. Une mélodie minimaliste, un jeu sur les contretemps et une voix surgit d’entre les morts, en parfaite adéquation avec l’univers visuel du clip que réalisera le fidèle Tim Pope. Difficile ensuite de ne pas voir l’inspiration que Tim Burton tire de cette imagerie pour son Edward aux Mains d’Argent sorti l’année suivante.
Autre moment fort du disque, celui de Prayer for Rain, d’une noirceur terrifiante.
Un arpège et un cluster avant le déluge, basses menaçantes et toutes griffes dehors. Quelques notes de pianos viennent contrebalancer des accords synthétiques pour une touche à peine plus lumineuse, sans parler des mystérieux reverses clôturant la chanson. Il y a une vision très particulière du psychédélisme chez les Cure, noir mais omniprésent, comme une conséquence de la consommation régulière d’acides par Robert Smith. Sur Closedown, la batterie est drue et les synthétiseurs glissants comme des sables mouvants, à l’image du dernier accord en point d’orgue, qui nous ensevelie. Si Last Dance peine à démarrer (expliquant peut-être son exclusion du disque dans un premier temps), son ambiance nocturne et ses cordes rythmiques finissent pourtant par l’emporter. La basse syncopée de Fascination Street, elle, nous accroche directement à ce morceau étrangement grisant.
Le dernier virage du disque amorce lui la Disintegration tant attendue. Une chanson-titre presque enjouée, si elle n’était pas ramenée violemment à terre par ses coups de caisse claire martiales, ses paroles désabusés et ses assiettes brisés façon I Remember Nothing, chanson qui clotûrait le premier album de Joy Division, source d’inspiration sans failles pour Robert Smith, dont nous fêterons les 40 ans le mois prochain. Avec son thème de piano déconstruit, son violon pleurnichard et les potards de la pédale flanger de Smith tournés à fond, Homesick ne triche pas non plus sur le malaise suggéré par son titre. Co-écrite avec Lol Thorhust avant son départ, elle fût elle aussi écartée du premier pressage pour des raisons de contraintes de support (le temps d’un seul vinyle ne permettant pas d’y graver les 72 minutes du projet initial), avant de réintégrer le disque sous la forme K7 et CD.
Puis c’est l’heure du titre final. Avec son orgue cheap, sa voix lyrique et sa forme cyclique qui pourrait durer des heures, Untitled laisse l’auditeur ébahit, convaincu d’avoir assisté à une masterpiece comme on en fait (presque) plus.
“Never quite managed the words to explain to you
The Cure – Untitled
Never quite knew how to make them believable
And now the time has gone
Another time undone”
A défaut de trouver les mots, Robert Smith semble avoir trouvé la bande-originale parfaite de son mal-être, dépression dont il semble s’accommoder, transformant ainsi la moindre de ses névroses en acte artistique. Une oeuvre que le label, Elektra Record, percevra d’abord comme un “suicide artistique”, avant que les ventes ne prouvent le contraire. Roger O’Donnell quittera le navire après la tournée du disque, The Prayer Tour, lassé des tensions internes caractérisant la formation, un départ que Robert Smith qualifiera de “fin de la période dorée” du groupe.
Si beaucoup d’éléments du disque semblent avoir un peu vieillis (la technologie et les possibilités de programmations explorés depuis rendant certains arrangements et choix artistiques obsolètes), il n’en demeure pas moins des artifices plaisant, fruit d’une époque et d’une esthétique au charme indiscutable. Il serait faux de dire que ce monument du rock ne souffre pas de quelques défauts et de chansons plus faibles que d’autres, la cohérence et production de l’ensemble amenant un univers parfois cloisonné, aux sonorités tendant vers une certaine uniformité mais reconnaissables entre mille. La signature d’un son unique, chose rare et activement recherché par tout musicien qui se respecte, trouve ici une incarnation assez exemplaire. Un nuage de sons, de couleurs et d’émotions, que l’ont traverse sans trop comprendre ni être en capacité d’émettre un avis ou de poser des mots sur ces ambiances radicales et pénétrantes. Le disque est depuis considéré par Robert Smith comme le deuxième volet de sa “trilogie sombre”, entre Pornography (1982) et Bloodflowers (2000), qui a d’ailleurs fera l’objet d’une performance intégrale de ces trois actes, à Berlin en 2002. Et pour une création guidée par la peur du passage du cap des 30 ans par Robert Smith, fêter sa trentaine aujourd’hui est forcément un événement.
Mélancolique mais pas désespéré, synthétique mais complexe, Disintegration constitue aujourd’hui encore un disque de référence du rock de la fin des années 80 qu’il est urgent de (re)découvrir.