ARTThéâtre

« Electre/Oreste » à la Comédie Française, super tragédie

Photo : © Jan Versweyveld coll. Comédie-Française

Après Les Damnés, Ivo Van Hove revient à la Comédie-Française avec une mise en scène de deux pièces d’Euripide. Une variation noire et violente sur la vengeance et la radicalité.

La scène est couverte de boue. Au milieu se dresse un cube noir qui tient autant du monolithe « kubrickien » de 2001 que du bunker allemand de la seconde guerre mondiale.  A cour, une planche de bois fait office de passerelle entre le plateau et les coulisses. Au fond, une rangée de percussionniste s’apprête à donner le(s) ton(s) : ce sera une de ces tragédies grecques totales, menée au pas de charge et dans laquelle les personnages se défient, se vengent et s’entretuent dans une cercle vicieux de violence sous le regard impassible des Dieux de l’Olympe.

Cette tragédie, c’est celle d’Electre (Suliane Brahim) et de son frère Oreste (Christophe Montenez). Tous deux chassés de leur palais après l’assassinat de leur père Agamemnon par leur mère Clytemnestre et son amant Egisthe. Après quinze ans d’exil, Oreste rentre à Argos accompagné de son ami Pylade (Loïc Corbery) et, avec sa sœur, ils décident de tuer Egisthe puis leur mère. Ce matricide, crime ultime, ouvre une spirale infernale de vengeance dans laquelle tous leurs proches seront progressivement aspirés (leur tante Hélène de Troie, leur grand-père Pyndare, Ménélas etc.).

© Jan Versweyveld coll. Comédie-Française

Electre avant tout

Avec Eschyle et Sophocle, Euripide est le troisième auteur grec à livrer sa version de cette portion du mythe des Atrides. Ivo Van Hove a choisi les textes de cet auteur en raison de leur brutalité et de leur « réalisme presque contemporain  ».  Il a particulièrement aimé la vision d’Electre, princesse déchue, chassée de son palais et contrainte de vivre en paria à la campagne et d’épouser un paysan. Euripide dresser le portrait d’une femme forte mais toute en contradiction : hautaine et vindicative, elle est également très sensible et, jusqu’à l’arrivée de son frère, finalement assez  résignée. Oreste va agir comme un catalyseur de la rage de sa sœur. Il revient désireux de venger son père mais hésitant sur les moyens à mettre en œuvre. Son exil a été plus doux, il a été élevé à la cour du roi Phokis, le père de son ami Pylade. Il n’y a aucun droit ni statut mais il est choyé et protégé alors que sa sœur est reléguée aux marches de son propre royaume, parmi les paysans et les esclaves. Le sentiment d’injustice et d’exclusion d’Electre est plus vif et a eu le temps de s’aiguiser. Aussi, quand son frère revient, tout de bleu roi vêtu alors qu’elle doit se contenter de haillons, il est comme le couteau qui lui manquait et qu’elle plus n’a qu’à dégainer. L’interprétation profondément tragique de Suliane Brahim donne pleinement vie – parfois à l’excès il faut le dire – à cette princesse tempétueuse. La scène recouverte de boue et la mise en avant d’Electre évoque évidemment le Sacre du printemps de Pina Bausch et la figure centrale de l’élue.

© Brigitte Enguerand/Divergence

Mise en scène déchainée

Sur le plateau, on retrouve la « grammaire » qu’Ivo Van Hove a développé pour ce type de drame : une mise en scène chirurgicale et très maitrisée avec des choix forts au service de la narration. Ici, les costumes distinguent clairement les rôles : loques grisâtres pour les pauvres et exclus (le chœur, Electre et son époux), robes longues et costumes bleu roi pour les nobles. De la boue qui macule progressivement tous les personnages, symbole de l’enlisement généralisé dans la spirale de vengeance enclenchée par Electre et Oreste. Les moments forts sont surlignés par les jeux de lumières, les percussions et les passages chorégraphiés qui rappellent aussi, avec bien moins de virtuosité toutefois (voire avec de de la gène), le Sacre.


« Dans Les Damnés, on trouve deux jeunes hommes, Martin (Christophe Montenez) et Günther (Clément Hervieu-Léger) ; ce sont d’abord des personnages totalement a-politiques, qui vont devenir des fasciste pour des raisons purement personnelles. A aucun moment ils ne croient à l’idéologie nazie. Ce processus de radicalisation est le problème central de la mise en scène d’Electre/Oreste. La fin des Damnés est le point de départ d’Electre/Oreste. »

Ivo Van Hove, entretien avec Laurent Muhleisen pour la Comédie-française

Des choix de mise en scène finalement simples (simplistes ou pompiers diront certains) et assez attendus chez Van Hove mais qui ont le (grand) mérite de fonctionner et de servir la dramaturgie de la pièce. L’ ensemble est grandiose – parfois grandiloquant – et d’une efficacité quasi militaire. Le processus de radicalisation d’Oreste est exposé tambours battants (littéralement) et laisse peu de place à la psychologie même si c’est ce que Van Hove déclare avoir apprécié dans la version d’Euripide. Toutefois, comme dans sa mise en scène de Vue du Pont d’Arthur Miller, le metteur en scène flamand parvient à plusieurs reprise à conjuguer efficacité et émotion, notamment dans les scènes qui réunissent Electre sa mère (Elsa Lepoivre), Oreste et Pylade.

Finalement, les plus grosses réserves porteront sur la résolution express du conflit par un Apollon (Gaël Kamilindi scintillant… on laisse le public apprécier !) façon Deus ex-machina -dont Van Hove tente de s’affranchir- et à la direction de certains acteurs, en particulier des plus jeunes dont l’interprétation frôle parfois l’hystérique ce qui est particulièrement pénible quand on sait qu’ils sont déjà tous équipés de micros. On pourra également regretter que le Oreste interprété par Christophe Montenez ne soit envisagé que comme un double du Martin qu’il interprétait déjà dans les Damnés – un garçon faible et timoré au départ transformé par le goût du sang – et qu’Ivo Van Hove ne soit pas plutôt aller chercher du côté d’Hamlet, autre prince héritier hésitant.


Electre/Oreste à la Comédie-française jusqu’au 3 juillet 2019. Avec Suliane Brahim, Christophe Montenez, Loïc Corbery, Elsa Lepoivre, Denis Podalydès… Durée : 2h sans entracte. Diffusion en direct dans les cinémas Pathé le jeudi 23 mai à 20h15.

Rédactrice "Art". Toujours quelque part entre un théâtre, un film, un ballet, un opéra et une expo.

    You may also like

    More in ART