CINÉMAFestival de Cannes

CANNES 2019 – « Les héros ne meurent jamais », mémoire vive

© Les Films du Worso

SEMAINE DE LA CRITIQUE – Pour son premier long métrage la réalisatrice Aude Léa Rapin nous offre une mise en abîme cinématographique déjantée et bouleversante.

Joachim croit qu’il est la réincarnation d’un soldat bosniaque nommé Zoran, mort à Sarajevo le 21 août 1983. C’est du moins la prophétie que lui énonce dans la rue un mystérieux inconnu, bouleversant à tout jamais son existence. Sa meilleure amie Alice, reporter spécialiste des massacres de Sarajevo, le croit sur parole, ensemble ils montent alors une drôle d’équipe de tournage et partent à Bratunac sur les traces de la vie antérieure de Joachim. Dés le premier plan de son film Aude Léa Rapin nous parle de cinéma, avec cette ouverture où une Adèle Haenel, présente seulement par la voix, se substitue temporairement à la réalisatrice pour filmer Joachim qui nous raconte sa délirante vie de soldat bosniaque.

Les Héros ne meurent jamais est une comédie qui s’inscrit dans la veine de celles de Justine Triet ou Antonin Peretjatko, qui ont su apporter un nouveau souffle à la comédie française. La direction brillante d’Aude Léa Rapin donne à chacun toute la latitude d’exprimer son potentiel comique, Jonathan Couzinié est profondément touchant dans ce rôle d’illuminé en quête d’identité, Adèle Haenel fait merveille en meilleure amie faussement bourrue et Antonia Buresi complète ce duo avec une innocence rafraîchissante. Toute la charge comique résidant dans cette manière d’assumer l’absurde comme un moteur constant de l’action. À chaque personne rencontré.e.s à Bratunac, Joachim tente d’expliquer sa quête entraînant le.a spectateur.trice dans des situations toutes plus rocambolesques les unes que les autres. Comme lorsque le joyeux quatuor (le cadreur Paul restera toujours invisible au spectateur, comme un double diégétique de la réalisatrice) fait irruption dans un bar portant le nom de “Zoran”, croyant être arrivé à destination. Le tenancier explique alors à Joachim qu’un homme sur dix en Bosnie s’appel Zoran, et que sa quête s’annonce donc plus compliqué qu’il ne l’avait naïvement prévu.

© Le Pacte

Le.a spectateur.trice retrouve dans ces cafouillages de tournages perpétuels qui nous rappellent les films de famille mal cadrés, d’où surgissent parfois des scènes anodines, une émotion qu’on attendait pas. On comprend très vite que la quête du film est infiniment plus profonde que de prouver que Joachim et Zoran sont une même personne. Ce dernier est atteint d’une maladie incurable et s’apprête à entrer dans l’âge de sa dégénérescence. L’urgence d’Alice à filmer son meilleur ami donne alors aux images une toute autre force. Le film renoue alors avec cette fonction liminaire et mémorielle du cinéma et des archives de familles, celle d’être la mémoire vive de ceux qui disparaîtront.

Aude Léa Rapin filme avec beaucoup de pudeur cette Bosnie blessée dont les cicatrices de la guerre ont marqué la pierre et les êtres, et nous offre, entre ses embardées comiques, de véritable moments de grâce. Le voyage de Joachim s’achève ainsi dans les bras de celle qu’il croit être la femme de Zoran, une vieille apicultrice aveugle que le trio débusque dans la campagne bosniaque. Terrorisé le jeune homme demande innocemment à sa meilleure amie comment faire pour expliquer à la vieille dame qu’il est son époux sans la brusquer. Alice donne alors à Joachim ses directives de mise en scène, derrière lesquelles se dessinent son amour indéfectible pour lui et sa hantise de ne jamais pouvoir vivre ce que s’apprête à revivre la veuve de Zoran : le temps d’un retour, la possibilité de dire tout ce qu’on a pas dit à ceux qui nous ont quitté.

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