Pinacle du film de genre, le chef-d’œuvre de Ridley Scott sorti en 1979 a fêté ses 40 ans en grande pompe. Après avoir consacré un article à l’anthologie anniversaire qui lui est dédiée, retour sur le long-métrage qui a marqué le septième art tout en révolutionnant l’horreur d’une main de maître.
Après une première incursion réussie sur le grand écran avec Les Duellistes en 1977, Ridley Scott désire aller plus loin. Cinq ans auparavant, Alejandro Jodorowsky avait réuni une des plus grandes équipes de l’histoire du cinéma pour un autre film de science-fiction qui finalement fut avorté : Dune. Au fait du projet, et après avoir certainement feuilleté la fameuse bible qui contenait les storyboards et les concepts de cette épopée fantasmée, le britannique sentit le bon filon. Il fit alors appel à deux “guerriers” de l’ancienne équipe du franco-chilien, à savoir le suisse H.R Giger, et le scénariste Dan O’Bannon. Le premier fut salutaire pour donner naissance à la créature la plus terrible du cinéma d’horreur : le xénomorphe, directement repris de l’univers glauque et malsain du maître. Le deuxième apporta ni plus ni moins que son histoire originale, qui sera secondée par Ronald Shusett. Probablement influencé par La Planète des Vampires de Mario Bava, le réalisateur se lance à corps perdu dans cette odyssée sombre et horrifique. Les studios, curieusement, lui donnèrent carte blanche, pour un résultat époustouflant. Du côté des acteurs, chose assez inédite pour l’époque, tous étaient inconnus du grand public. L’idée était d’immerger le spectateur et de le faire s’identifier à l’équipage. Pari réussi ! En plus d’être crédibles, les personnages sont palpables avec un investissement des acteurs à la hauteur du projet techniquement fou.
Une révolution horrifique
Dans l’horreur, un film était déjà passé par là. Le succès d’un jeune réalisateur, son second film, tout comme Ridley Scott. Il s’agit bien évidemment de Jaws de Peter Spielberg en 1975. Les gens n’osaient plus se baigner, la moindre ombre aquatique affolait les foules, on prenait chaque aspérité de l’eau pour un aileron funeste (c’est peut-être exagéré). Et pourtant, Alien rendit hommage à la passation du flambeau à sa manière. Dans les salles, les gens hurlaient, se cachaient sous les sièges, sortaient des salles avant la fin, se retrouvaient malades etc. Cette horreur là, personne ne l’avait vue venir, car elle surgissait d’ailleurs. Assez terre à terre, le requin provoquait l’angoisse par sa tangibilité, son aspect réaliste bien qu’hors-norme (rarissimes sont les grands requins blancs faisant plus de sept mètres). Mais les abysses de l’espace, elles, étaient totalement inconnues, insondables. De leur noirceur insidieuse naquit l’alien, à la fois élégant et hideux, qui marqua les esprits durablement. Le combat de David contre Goliath ne se faisait plus sur les mers, mais dans un vaisseau enténébré et cloisonné. Les spectateurs retenaient leur souffle, non pas à cause du fait d’être sous l’eau, mais à cause de l’atmosphère anxiogène du Nostromo. À la fois thriller horrifique et film de science-fiction pur, Alien a repoussé l’expérience cinématographique en opérant une fusion implacable des genres ; une chose qui sera réitérée avec Blade Runner trois ans plus tard, avec le film noir et la SF. Aujourd’hui, un enfant de douze ans rigolera devant Alien, son esprit étant aseptisé et habitué par toutes les créations qui se sont volontairement ou involontairement imprégnées de ce dernier. Mais il faut se souvenir qu’en 1979, personne n’avait jamais vécu une telle expérience. Jusque dans sa campagne de promotion, Alien affichera un visage glacial. En effet, le trailer de l’époque est encore aujourd’hui un modèle du genre en matière de montée en tension. Les images sont saisissantes et le dosage parfait, à mille lieux des bandes-annonces surchargées d’aujourd’hui qui désamorcent l’envie initiale de visionnage. Restent alors dans toutes les mémoires deux choses : le fameux cri en écho qui retentit dans le trailer, devenu légendaire ; et la fameuse phrase qui à elle seule convainc, ou non, de s’aventurer dans le film : « In space, no one can hear you scream ».
Dans l’espace, personne ne vous entend crier
L’atmosphère claustrophobique du film fait encore office de référence de nos jours. Les couloirs exigus et moites, les jeux d’ombre et de lumière, la détérioration du vaisseau, la paranoïa ambiante etc. Dans sa façon de présenter son univers, Alien rappelle sensiblement le mythe de Thésée dans le labyrinthe de Dédale face au Minotaure. Chaque recoin du rafiot volant titanesque est sujet à des peurs inflexibles. Une fois que la créature erre dans les canalisations, la peur s’empare du spectateur qui se demande d’où elle va surgir. Pour se faire, le dosage de la terreur est millimétré. Ici, pas de jumpscare intempestifs, c’est l’ambiance installée qui procure de l’émotion horrifique. Malgré les moyens prothétiques du bord et la carrure effilée impressionnante du regretté Bolaji Badejo (deux mètres dix-neuf), l’alien constamment mis en lumière aurait perdu de sa superbe. Ambiance sombre et poisseuse oblige, Ridley Scott utilisera à son avantage les ombres et les lumières chancelantes pour permettre à sa créature de garder une aura terrifiante. Sur ses quelques minutes à l’écran, cette dernière n’apparaît en entier qu’une seule fois. Alien le prouve : l’indicible et l’inconnu sont des générateurs de fantasmes horrifiques bien supérieurs à tout autre source de terreur.
« J’admire sa pureté »
La peur de l’inconnu est un des éléments fondamentaux dans Alien. Très lovecraftienne, cette odyssée glauque distille avec intelligence ses éléments horrifiques. Cela passe d’abord par une mise en exergue de ses créatures originales, reléguées au rang d’organismes létaux et purs. Les métaphores de la sexualité, du viol, de la fécondation, et de l’accouchement, déjà inhérentes à l’œuvre de Giger, inondent le film. Le facehugger, un organisme qui sort d’un œuf, agrippe le visage de ses proies pour pondre de force en elles un corps étranger. Avec cette première créature versatile à mi-chemin entre une main géante et une araignée, l’effroi est au rendez-vous. Toutefois, tout ce qui est fécondé doit sortir, fatalement. La scène culte de l’accouchement viscéral est bien l’apothéose. Même les acteurs pendant le tournage furent terrorisés par le faux xénomorphe perçant la cage thoracique de son hôte (les cris et le regard de l’actrice Veronica Cartwright qui joue le personnage de Lambert sont éloquents). Peut-être est-ce parce qu’aucun d’entre eux ne s’y attendait ? Comme une extension parfaite, le “chestburster” est l’évolution du facehugger. Sa croissance est impressionnante et tout chez lui transpire la puissance et la survie. Tous ses atours rappellent la sexualité primaire et dévorante, avec une queue, un crâne long et phallique, ainsi qu’une langue extensible qui surgit de la gueule comme celle d’un caméléon.
« Je ne vous mentirai pas sur vos chances de survie mais…vous avez ma sympathie »
La notion de bien et de mal est éminemment floue dans Alien, du moins du côté de la menace officielle, celle représentée par la créature. Sur deux fronts, le danger concerne à la fois la profondeur du mal inarrêtable, celui qui est impartial, mais aussi celui qui est raisonné, vicieux, humain. Face à la nature bestiale de l’alien qui tue par instinct de survie et de reproduction, l’humanité montre un visage fourbe avec la corporation (la “compagnie”) qui désire s’emparer du spécimen. Par le biais de deux I.A – à savoir Mother et Ash, un ordinateur de bord et un androïde sous couverture, tous deux à la solde de la compagnie – l’alien est privilégié et tout l’équipage est considéré comme sacrifiable. Les personnages se retrouvent acculés de toute part, par un mal qu’ils ne peuvent ni comprendre ni combattre efficacement, et par un mal encore plus tapi dans l’ombre, car il était sous leurs yeux depuis le début. Mais si nous ne devions retenir qu’une chose, c’est finalement dans le mystère qu’il incarne que le film tire son épingle du jeu durablement. En témoigne la vision du “space jockey” sur son siège, monolithique et titanesque, qui aura alimenté pendant des décennies des fantasmes sur son origine, jusqu’à la sortie de Prometheus… Alien prouve par l’accueil mitigé de son successeur qu’il est parfois préférable de laisser les choses sans réponses.
Ripley ou l’avènement de l’héroïne cinématographique
Un des éléments les plus marquants d’Alien reste bien évidemment son héroïne iconique, Ellen Ripley incarnée par Sigourney Weaver, aujourd’hui considérée comme le plus grand personnage féminin du septième art. L’intérêt de Ripley tient tout d’abord dans son étroite accointance avec son interprète. Toutes deux étrangères au début du film, elles se retrouvent propulsées au devant de la scène. Sigourney Weaver était inconnue au moment du tournage, avant de finalement devenir l’héroïne la plus adulée de la pop-culture, celle que l’on appellera “The Queen”, en référence à la reine xénomorphe dans Aliens. Quant à Ripley, son parcours se veut similaire. Officier en second du capitaine Dallas, c’est elle qui prendra les rennes du Nostromo à la mort de ce dernier et qui survivra à l’enfer, alors que rien ne la démarquait des autres membres jusque-là. Elle passera d’une ferrailleuse de l’espace ordinaire à une combattante acharnée retroussée dans ses derniers retranchements. Le parcours de Ripley transcende le carcan du persona de bien des manières tout en révolutionnant pour son époque le féminisme cinématographique. Grande et sensuelle, sérieuse et drôle, forte et courageuse, mais également féminine et sensible, elle incarne le personnage féminin admirable, très loin des clichés actuels qui pullulent actuellement sur les écrans et qui n’ont rien compris de la subtilité d’un tel personnage (Star Wars, Captain Marvel etc.). C’est bien grâce à son dosage parfait entre la force de caractère et la vulnérabilité féminines que Ripley s’érige en port-étendard du mouvement féministe, qui ici n’a même pas besoin de se revendiquer comme tel pour être légitime. Après ce coup d’éclat, Sigourney Weaver accompagnera son personnage durant trois autres films, à savoir Aliens de James Cameron, Alien3 de David Fincher, et Alien Resurrection de Jean-Pierre Jeunet. Ripley s’y montrera à chaque fois différente, cohérente, et en perpétuelle évolution, pour le plus grand plaisir du cinéma. Forte d’un tel succès, l’actrice ne retrouvera jamais pareil personnage derrière la caméra, et son rôle fera d’elle une icône intemporelle.
Une composition mystérieuse et inoubliable
La bande originale représente parfois l’argument qualitatif d’un long-métrage. Pour Alien, le compositeur Jerry Goldsmith (entre autres Chinatown, Basic instinct, Legend, L.A confidential, excusez du peu) pondra une œuvre exceptionnelle. Insidieuse, lancinante, élégante, terrorisante ; la musique du créateur accompagne l’excursion du Nostromo jusque dans l’horreur. Elle fait corps avec le xénomorphe, comme une ombre menaçante et rampante. La plus grande particularité reste sa dimension binaire, basée sur une opposition entre le délicat, le discret, le progressif, et la précipitation, la violence, le bruit. Très à l’écoute du film, Goldsmith imagine des sons tout en tension, teintés de mystère et de cette fameuse sensation d’inquiétante étrangeté, en témoigne le thème culte “Main title alternate” (une version plus inquiétante du thème principal choisie par Scott au détriment de l’originale, beaucoup plus fantaisiste). Les flûtes hypnotisantes, les violons crispants, les cuivres menaçants, les échos mécaniques ; tout est là pour plonger le spectateur dans une synesthésie cryptique. Ce dernier a l’impression de flotter dans un espace noir d’encre, entouré de menaces qu’il ne peut ni voir, ni entendre, et qui à chaque instant lui font ressentir leurs griffes acérées sur son échine gelée. Cette bande originale pourvue d’une dimension de rêverie horrifique n’est pas sans rappeler l’immense compositeur Gustav Holst, qui de 1914 à 1917, a élaboré The Planets, une suite symphonique orchestrale de renommée mondiale. Cette œuvre a grandement inspiré (parfois même jusqu’à la limite du plagiat) des compositeurs tels que John Williams pour Star Wars, Basil Poledouris pour Conan le barbare, James Horner etc. Jerry Goldsmith prouve son admiration par un hommage évident à “Saturn the bringer of old age” de The Planets dès le début du film. Peu nombreuses ont été les bandes originales aussi marquantes et investies par un film jusque dans leur substantifique mœlle.
Une progéniture en bonne santé
La descendance d’Alien a su montrer son allégeance à travers des successeurs prestigieux. Hormis les trois films qui ont suivi, nous pouvons compter une puissante inspiration du côté du jeu-vidéo, avec en particulier Dead Space (un ingénieur qui doit survivre dans un vaisseau infesté de xénomorphes), Oddworld (ces chers paramites à la gueule de facehugger), et Metroid (une héroïne dans l’espace qui affronte des extraterrestres dont un monstre appelé Ridley). Mais le plus grand hommage à ce jour reste Alien : Isolation. Directement inspiré du film, il reprend le concept d’évolution dans un vaisseau gigantesque investi par un alien mortel sans aucune arme létale pour l’exterminer. Du côté du cinéma, nous pourrons citer entres autres The Thing, Leviathan (1989), Starship Troopers, Pitch Black, ou encore le récent Life. L’impact du premier film a été un véritable choc qui a complètement redéfini la vision du cinéma dans son approche des codes horrifiques. Nous pouvons dire sans trop d’inquiétude qu’il y a eu un avant et un après Alien : le huitième passager.
Le péché du créateur
Finalement, qu’en est-il du film quarante ans plus tard ? Si ce dernier reste un maître étalon, ses rejetons modernes, conçus par le même père, ont sensiblement terni l’image du xénomorphe. Non content de s’attribuer la licence alors qu’il n’en a été qu’un des nombreux fabricants aux côtés de Giger ou O’Bannon, Ridley Scott a décidé de développer l’univers de la saga vers une direction qui promettait beaucoup : l’origine des ingénieurs, les fameux “space jockey”, ainsi que celle des aliens. Bien que ces deux questions aient obtenu des réponses à l’heure où nous parlons, Prometheus et Alien : covenant ne jouissent pas d’une grande popularité critique auprès des fans, et pour cause. Le réalisateur semble avoir perdu de vue son objectif premier, et a fini par déifier l’androïde plutôt que le xénomorphe. Comble de l’horreur, le père ne sait plus filmer l’alien et le rend de moins en moins menaçant malgré des moyens colossaux. Si Prometheus promettait beaucoup, il fut catastrophique du fait d’une narration incohérente malgré une direction artistique soignée. Quant à Alien : covenant, le résultat est le même, voire encore plus décevant, malgré quelques passages intéressants. Empêtré dans des considérations religieuses et des métaphores créationnistes pompeuses, le réalisateur s’est emparé de la saga pour un résultat tragique : celui de tuer dans l’œuf sa propre création. Un comble. Avec le rachat de la Fox productions par Disney, l’avenir de la licence Alien demeure incertain, et même inquiétant.
Alien : le huitième passager est aujourd’hui considéré comme le meilleur opus de la licence. Film culte par excellence, il est le miroir d’un cinéma fébrile qui tend à disparaître mais qui persiste dans les mémoires, souvent à travers des productions riches en idées mais maigres en budget. Grâce à son ambiance unique, sa musique exceptionnelle, sa direction artistique de haute volée, ses personnages, et sa créature iconique, il est le digne représentant de l’horreur dans ce qu’elle a de plus beau à offrir. À savoir un cinéma à la fois populaire et exigeant. Joyeux anniversaire !