Le Jeu de Paume accueille la première rétrospective majeure de Luigi Ghirri hors de son pays natal et met à l’honneur sa production des années 1970.
Géomètre de formation, Luigi Ghirri a d’abord été un « photographe du dimanche » (il ne photographiait littéralement que le dimanche, durant son jour de repos). S’il finit, à compter de 1973, par se consacrer entièrement à la photographie, il revendiquera jusqu’à son décès, à quarante-huit ans en 1992, la simplicité d’une approche « d’amateur ». Que ce soit dans le choix des sujets photographiés (essentiellement des petites villes italiennes), dans la technique utilisée (un appareil argentique basique et un développement dans un laboratoire grand public) ou le format de tirage (souvent pas plus grand qu’une carte postale), l’œuvre de Luigi Ghirri ressemble effectivement à l’immense album photo de vacances d’un vieil oncle. Mais un vieil oncle génial et visionnaire.
Photographe du dimanche
Comme géomètre, Luigi Ghirri a l’habitude de parcourir, observer, recenser des paysages. Ces paysages sont ceux de la campagne italienne autour de Parme, Modène, Padoue ou Rimini. Au fil de ses déplacements dans ces petites villes, Ghirri note une série de changements et, en particulier, la profusion des images, des écrans, des appareils photos mais aussi des publicités qui se répandent et grignotent les surfaces disponibles. Nous sommes en plein milieu des années 1960, l’Europe se reconstruit à grand pas, la société de consommation et l’american way of life se diffusent, y compris dans les petites bourgades somnolentes et décrépies de Vénétie. Ghirri débute alors une série de « voyages mineurs » de quelques kilomètres autour de chez lui, lors desquels il photographie compulsivement toutes ces petites évolutions : les façades, les voitures, les panneaux publicitaires. En ressort une cartographie de la modernité – en couleurs, évidemment, puisque ce nouveau monde est plein de couleurs.
Photographe du monde
Pour James Lingwood, commissaire de l’exposition, Ghirri « est un photographe du monde mais pas de l’humanité ». Peu d’humains dans ses photos et, quand ils surgissent, ils provoquent toujours un sentiment d’étrangeté ou de ridicule. Pour l’essentiel, Ghirri photographie des paysages et des choses, sans psychologie ou tentative de narration. Ces séries essentiellement dépourvues d’humains dégagent un fort sentiment de mélancolie. Certes, l’italien photographie un monde qui change mais qui, au fond, n’existe déjà plus.
Simplicité technique
Luigi Ghirri n’a pas suivi de formation artistique mais il s’est progressivement intéressé à l’histoire de l’art et à la théorie artistique. Il consulte beaucoup d’ouvrages, en conçoit (Kodachrome en 1978) et lit énormément. Il aime notamment Italo Calvino et Georges Perec avec qui la proximité est évidente, tous deux cultivant une passion pour les (petites) choses du quotidien qui est au centre leur art.
D’un point de vue technique, la pratique de Luigi Ghirri demeure simple, même si, à y regarder de plus près, les photos de l’italien sont très construites et cadrées, rappelant parfois les images des films d’Antonioni. Comme une réminiscence de sa carrière de géomètre, Ghirri est un photographe quasi mathématique : il manipule peu ses photos une fois qu’elles sont développées car il préfère « recadrer » dès le moment de la prise. Ses images sont souvent bâties selon la même succession de trois plans : un objet, un fond, le ciel comme en témoigne la série Vedute.
Mais Ghirri s’autorise aussi des escapades vers des explorations techniques aux frontières de l’abstraction, véritables invitations photographiques à la poésie. Dans la série Diaframma 11/125, il photographie des humains derrière des surfaces de verre dépoli. Les corps floutés sont réduits à des formes colorées qui semblent déjà s’évaporer. Dans Atlante, Ghirri réduit encore son rayon de voyage, il ne prend même plus la peine de sortir de chez lui pour parcourir quelques kilomètres et photographie en très gros plans des bouts de cartes (des Etats-Unis notamment). Quasi conceptuelle, cette série est pourtant celle qui invite le plus à la contemplation et au rêve, une forme de voyage en soit.
Michel Houellebecq
Cette série des cartes comme le titre de l’exposition (Cartes et territoires) évoquent évidemment la figure de l’écrivain Michel Houellebecq. Dans le roman La carte et le territoire, le personnage de Jay est un artiste qui rencontre son premier succès en photographiant en très gros plan des portions de cartes Michelin. Coïncidence ? Peu probable, quand on considère les autres points communs entre les œuvres du photographe italien et de l’auteur français. Dans ses tentatives photographiques qu’on a pu observer à l’occasion d’une exposition au Palais de Tokyo en 2016, Michel Houellebecq -qui a été élève de l’ENS-Louis Lumière en section photo- cultive une proximité avec le travail de Ghirri : une passion pour les « non-lieux » de la province ou de la banlieue, les façades d’ensembles pavillonnaires, l’esthétique criarde et hypnotisante des enseignes la grande distribution…
Ce qui distingue toutefois les deux œuvres, c’est la douceur qui émane du travail de Ghirri. Les photos de Houellebecq prises au numérique agressent presque pas leur haute définition et la vivacité de leurs couleurs et semblent annoncer une apocalypse faite de gazon synthétique et de sacs plastiques. Au contraire, celles de Ghirri avec leurs tons pastels et leur grain argentique ménagent notre œil, titillent notre mémoire ou notre goût du rétro (et, soyons honnêtes, des filtres Instagram) et donnent envie de se téléporter sur une terrasse italienne et de lézarder au soleil, un Spritz dans une main… le dernier Houellebecq dans l’autre ?
Luigi Ghirri « Cartes et territoires », jusqu’au 2 juin 2019 au Jeu de Paume (1 place de la Concorde, Paris 8ème). Du mercredi au dimanche de 11h à 19h, nocturne le mardi jusqu’à 21h. Tarif : 7,50/10€.