SOCIÉTÉ

Huit ans après : la révolution égyptienne, révolution volée ?

Les 28 et 29 janvier, Emmanuel Macron s’est rendu au Caire pour y rencontrer son homologue égyptien al-Sissi. Leur échange tendu au sujet des droits de l’Homme dit des choses de la situation, huit ans après la révolution.

Comme une traînée de poudre, le printemps arabe s’était propagé dans les pays voisins de ceux qui l’avaient déjà connu, comme la Tunisie, où il avait conduit au renversement du régime de Zine El-Abidine Ben Ali en janvier 2011. Le 25 janvier de cette même année, alors que l’Egypte connaît un fort taux de chômage, l’inflation des prix et des problèmes de logements mais aussi et surtout un état d’urgence constant et un manque cruel de liberté d’expression, le peuple descend dans la rue. Les Egyptiens réclament le départ du Raïs, Hosni Moubarak, au pouvoir depuis trente ans, perpétuellement réélu sur fond de soupçons de corruption. La place Tahrir devient le symbole de la révolution. S’y enchaînent alors dix-huit jours de sit-in, d’occupation permanente et de nombreux affrontements qui s’étendent dans les rues du Caire et conduisent à la mort de 850 personnes dans des heurts avec les forces de l’ordre. Sous la pression, le président déchu remet son pouvoir le 11 janvier 2011 aux mains du Conseil suprême des forces armées (CSFA).

Mohammed Morsi et les frères musulmans aux commandes du pays au lendemain de la révolution

Le 30 juin 2012, les premières élections après la révolution égyptienne voient se faire élire le premier président islamiste du pays, Mohamed Morsi. Le candidat, une des figures de la confrérie des Frères musulmans, remporte le scrutin de peu, avec 51,7 % des voix. Et sa côte de popularité chute rapidement. Il ne parvient pas à redresser l’économie qui ne cesse de se détériorer. Le pays est touché par de nombreuses coupures d’eau et d’électricité. De plus, la politique menée par Morsi, influencée par son appartenance à la confrérie des Frères musulmans s’accompagne d’un durcissement religieux qui s’immisce dans toutes les sphères de la société. On les accuse de chercher à infiltrer tous les appareils de l’Etat pour en assurer le contrôle total à long terme, dans la lignée des ambitions qu’on prête à la confrérie. La liberté de la presse était notamment menacée selon l’ONG égyptienne du réseau arabe d’information sur les droits de l’homme qui rapporte ainsi qu’il y aurait eu quatre fois plus de plaintes contre des journalistes pour «  insulte au président » lors des deux cents premiers jours de Morsi au pouvoir que pendant les trente ans de règne d’Hosni Moubarak. L’institution judiciaire était également concernée puisque l’assemblée consultative du président envisageait de proposer un projet de loi visant à abaisser l’âge de la retraite des juges, initiative perçue par ses détracteurs comme un moyen de remplacer les magistrats en place par des partisans des frères musulmans.

Le 30 juin 2013 ou la seconde révolution égyptienne

Fin juin 2013, soit moins d’un an après l’élection, la population égyptienne frustrée du manque de changements et de l’aggravation de l’état du pays et de ses libertés réclame le départ de Morsi. La place Tahrir devient une nouvelle fois le spectacle de manifestations monstres et de violences entre partisans des Frères musulmans et opposants. L’armée prend parti et impose au président en place un ultimatum de 48 heures exigeant sa démission, inenvisageable pour ce dernier et son parti qui le rejettent fermement. Morsi propose alors un consensus qui interviendra trop tard. Le 3 juillet 2013, l’armée arrête Mohammed Morsi et le destitue ; le général Abdel Fattah al-Sissi annonce que Adly Mansour, le président de la Haute cour constitutionnelle, prend la direction du pays en attendant la tenue de nouvelles élections. Mohammed Morsi s’insurge, notamment via son compte Twitter et appelle ses partisans et ceux des Frères musulmans à défendre sa légitimité. Aux scènes de liesse se mêle alors la colère de milliers de pro-Morsi qui investissent et siègent sur les grandes places du Caire. Le nouveau commandement lance l’assaut et plus de 700 d’entre eux trouvent la mort dans les rues de la Capitale en quelques heures. Dès la fin de 2013, la confrérie des Frères musulmans est proclamée organisation terroriste et nombre de ses partisans sont traqués, arrêtés et emprisonnés.

La répression, contre qui, contre quoi ?

Abdel Fattah al-Sissi, entre temps promu au grade de maréchal de l’armée égyptienne, mène une violente répression contre les Frères musulmans pendant laquelle plus de 1 600 membres ou sympathisants sont tués. Le 8 juin 2014, il se fait élire une première fois au titre de Président en remportant une large majorité du scrutin avec 96.9 % des voix, sans réelle opposition et bien que l’issue du scrutin soit contestée. Il remporte un second mandat en juin dernier avec 97,08 % des voix après avoir écarté tout concurrent. La répression qui visait dans un premier temps les frères musulmans s’est rapidement étendue à tous les opposants démocratiques du régime. Des ONG égyptiennes et Amnesty International ont exprimé leur « extrême préoccupation du fait des exactions subies par les défenseurs des droits de l’homme : arrestations arbitraires, disparitions ou interdiction de quitter le territoire sous des prétextes fallacieux  » quand le gouvernement se justifie par sa lutte contre le terrorisme. En novembre 2016, l’Egypte proclame une nouvelle loi imposant aux ONG d’obtenir une autorisation gouvernementale préalablement à tout travail de terrain ou d’enquête d’opinion. Elle limite leurs pouvoirs et activités aux seuls secteurs du développement et des questions sociales avec une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement en cas d’infraction. Selon Najia Bounaim, directrice des Campagnes pour l’Afrique du Nord à Amnesty International, « cette loi, qui confère au gouvernement des pouvoirs extraordinaires pour contrôler les ONG et impose de lourdes sanctions et amendes pour toute violation de ses dispositions, est le dernier stratagème des autorités pour museler toutes les voix indépendantes ». Les ONG locales estiment que des dizaines de milliers d’opposants et critiques du régime sont détenus dans les prisons égyptiennes, parfois sans traitement judiciaire. On signale également un certain nombre de disparitions inquiétantes.

« La révolution est revenue au point zéro. » 

Mozn Hassan, 2017

Selon Mozn Hassan, fondatrice de l’organisation Nazra pour les études féministes, « la révolution est revenue au point zéro ». Pire, le gouvernement en place l’efface. Il en a fait un jour férié pour instaurer la fête de la police ; le 25 janvier est devenu un jour triste lors duquel les manifestations ne sont pas les bienvenues. Les acteurs de la révolution ont été pour beaucoup poursuivis et condamnés plusieurs années après. C’est le cas d’Ahmed Douma, l’une des figures de la révolution de 2011 reconnu coupable de « rassemblement, possession d’armes blanches et de cocktail Molotov et agression sur des membres des forces armées et de la police ». Il a été condamné à 15 ans de prison le 9 janvier 2019. La révolution de 2011 avait commencé sur internet et le pouvoir en place entend ne pas répéter les mêmes erreurs que ses prédécesseurs. Au nom d’une lutte contre la « cybercriminalité  » nombre de journalistes, de blogueurs, d’activistes sur les réseaux se sont faits arrêtés, notamment au printemps dernier, alors qu’ils critiquaient le régime.

L’Egypte, un pays rempart contre l’extrémisme, mais à quel prix ?

Abdel Fattah al-Sissi et le président Macron lors de sa visite au Caire fin janvier. @AFP

En octobre 2017, alors qu’Abdel Fattah al-Sissi était en visite à l’Elysée, le président français avait affirmé ne pas « vouloir donner de leçons  » au président Égyptien en matière des droits de l’Homme, s’exposant alors à un certain nombre de critiques de la part d’ONG indignées par ce manque de positionnement. Cette semaine, Emmanuel Macron s’est à son tour rendu en Egypte pour définir de nouvelles stratégies commerciales avec son homologue. Cette fois-ci, encouragé par une partie de l’opinion publique, le président Macron a tenu à aborder la question, notamment en conférence de presse. S’il reconnaît que l’Egypte constitue un « rempart de la plus haute importance contre le terrorisme et l’obscurantisme religieux  » et partage la méfiance du pouvoir égyptien envers les Frères musulmans, il adopte finalement un discours plus nuancé que certaines prises de positions adoptées par le gouvernement égyptien sur la question des droits de l’Homme.

« Nous ne sommes pas comme l’Europe ou comme l’Amérique […], on ne peut pas imposer à toutes les sociétés un seul chemin. »

Abdel Fattah al-Sissi, le 28/01/19 au Caire

Il affirme ainsi que « la stabilité et la paix durable vont de pair avec le respect des libertés de chacun, de la dignité de chacun et d’un État de droit » et soutient qu’une « société civile dynamique, active, inclusive reste le meilleur rempart contre l’extrémisme et une condition même de la stabilité ». Emmanuel Macron reproche ainsi à son homologue les arrestations et les emprisonnements de blogueurs qui empêcheraient le pays d’aller « dans la bonne direction  ». Abdel Fattah al-Sissi a alors rétorqué que « L’Égypte ne compte pas sur ses blogueurs pour ses réformes économiques et religieuses, mais sur sa persévérance », rappelant que la région est encore troublée et affirmant : « Nous ne sommes pas comme l’Europe ou comme l’Amérique […], on ne peut pas imposer à toutes les sociétés un seul chemin ». Le président Égyptien a tenu publiquement à renouveler son dévouement à son peuple : « J’ai été élu, je ne suis là que par la volonté du peuple et, si les Égyptiens ne veulent plus de moi, je partirai ».

Un anniversaire sous tension

Le président Abdel Fattah al-Sissi entend rebâtir l’Egypte. Il a ainsi tenu à montrer à son homologue français le chantier de la future capitale administrative en construction à une soixantaine de kilomètres du Caire, au milieu du désert. Seulement, le chantier de la nouvelle Egypte ne se fait pas sur des fondations solides. Les autorités égyptiennes ont signalé avoir arrêté 54 personnes accusées d’avoir organisé un complot dans le but de bouleverser le pays en coupant les routes et en terrifiant la population. Plusieurs d’entre eux seraient des frères musulmans, notamment Yasser el Omda, un des responsables présumés du mouvement. Le ministère de la sécurité a ainsi diffusé un communiqué précisant que « les dirigeants en fuite des Frères musulmans étaient en train de mettre en oeuvre un complot visant à créer une situation de chaos dans le pays pendant les mois de janvier et février, coïncidant avec l’anniversaire de la Révolution du 25-Janvier (2011) ».

La révolution égyptienne de 2011 revendiquait plus de droits pour son peuple. Par deux fois les égyptiens se sont battus et ont cru en un nouvel avenir plus égalitaire. Le symbole qu’érigeait le 25 janvier leur a été volé ; les dirigeants qui se sont succédés depuis se nourrissent de cet espoir pour mener des combats qu’il n’appartient pas au peuple de subir et au détriment du leur. Depuis, le pays manque cruellement de stabilité et les Egyptiens sont toujours privés de leur liberté.  Reconstruire un pays après un telle révolution n’est pas chose aisée. Mais la situation en Egypte semble être redevenue telle qu’elle l’était avant 2011. Et pour certains, elle s’est même dégradée.

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