Il y a tout juste 50 ans sortait dans les bacs Karma, troisième album d’un saxophoniste à part qui brille déjà depuis quelques temps sur la scène New-Yorkaise. Deux morceaux et 38 minutes plus tard, la face du jazz allait changer à tout jamais.
Février 1969. Durant deux jours, Farell Sanders mène une danse d’un nouveau genre au milieu de son ensemble, composé d’une dizaine de musiciens, dans les studios RCA à New-York. Celui qui se fait désormais appeler “Pharoah” (surnom qui lui a été attribué par Sun Ra, jamais à court d’idées fantasques) a déjà marqué le petit monde du jazz, en officiant notamment dès 1965 dans le groupe de John Coltrane au moment où celui-ci commence à explorer les arcanes d’un sous-genre naissant : le free jazz. Armé de sa plus grande créativité et de la volonté farouche d’exploser les cadres et les formes, c’est un véritable tour de force qu’il s’apprête alors à réaliser. Retour sur un disque essentiel qui n’a pas pris une ride.
The Creator Has a Master Plan
Pensé comme une suite au Love Supreme de Coltrane (paru quatre ans plus tôt), le titre phare du disque, The Creator Has a Master Plan, est aussi la piste la plus marquante de son génial créateur. Cette longue improvisation de 32 minutes bâtie autour de deux accords ( !) -un si bémol et un la bémol pour faire court- étonne par les chemins de traverse qu’elle emprunte sans cesse, se dérobant à nos oreilles comme à nos sens, nous laissant seul avec notre perception du temps, du timbre et de la densité de ce titre à la fois tortueux et chaleureux. Chant aventureux en forme de mantra céleste, flûtes voluptueuses, percussions chamaniques, basses hypnotiques, piano atonal, et surtout le saxophone irrésistible du maître : la paix et le bonheur, partout, pour tous, tout le temps.
Profondément spirituelle, la pensée et l’esthétique développée par Pharoah Sanders, s’apparentant à une religion, n’a pourtant rien de dogmatique : c’est un retour aux valeurs humanistes, aux origines de l’homme et de la nature, au pouvoir du rêve et de l’utopie alors que la sombre période que traverse les afro-américains pour faire valoir leurs droits aux États-Unis n’est pas encore terminée.
Après sept minutes d’introduction plantant un décor idyllique, la voix de Leon Thomas pose ces mots prophétiques, deux ans avant Imagine de Lennon :
There was a time, when peace was on the earth
Pharoah Sanders – The Creator Has a Master Plan
And joy and happiness did reign and each man knew his worth
In my heart how I yearn for that spirit’s return
And I cry, as time flies
There is a place where love forever shines
And rainbows are the shadows of a presence so divine
And the glow of that love lights the heavens above
And it’s free, can’t you see, come with me
The creator has a master plan
Peace and happiness for every man
The creator has a working plan
Peace and happiness for every man
The creator makes but one demand
Happiness through all the land
Derrière le groove discret et imparable qui porte le morceau, on ne sait jamais ce qui sépare le contrôle total de la liberté collective et individuelle dont chacun semble jouir, tant la frontière entre les deux parait mince. Laissant entrevoir des instants de pures cacophonies, l’ensemble fini pourtant toujours par retomber sur ses pattes, encore plus affirmé et stable qu’auparavant. Orientalisante et ensoleillée, c’est une partition chargée de couleurs qui nous parvient de ces harmonies magiques, nous faisant monter le sourire jusqu’aux oreilles, béates du spectacle sonore qui s’offre à elles.
Colors
La seconde piste du disque, Colors, plus discrète sur le fond (une variation sur le thème du premier morceau) comme sur la forme (5mns40, c’est bien court après une demie-heure de musique interrompue) clôture ce disque unique en toute beauté.
Mother Nature seems to love us so
Pharoah Sanders – Colors
When she smiles there is a subtle glow
And with tears of joy, the happiness flows
I see red and orange and purple
Yellow and blue and green
People say that life is misery
But in him there is no mystery
So he sends to us his rainbow of love
Red and orange and purple
Yellow and blue and green
Karma, c’est donc un jazz modal qui semble planer au dessus de tout, y comprit de lui-même. Pour ceux qui auraient peur de se lancer dans l’écoute de ce disque-fleuve (car oui, le jazz fait encore bien trop souvent peur), rien n’est à requérir si ce n’est du temps et un lâcher prise total, en immersion dans le son et la temporalité si particulière de ce voyage. Se laisser porter, envahir par cette ritournelle aux couleurs incandescentes est encore la meilleure façon de savourer ce grand moment de musique. Si l’aspect répétitif vous agace, alors raccrochez-vous à son côté rassurant. Loin des cris urbains, de la brutalité et de l’abstraction qu’évoque bien souvent ce courant méconnu et décrié, c’est pourtant ni plus ni moins qu’un havre de paix qui vous tend les bras. Et même si une certaine violence surgit au détour de paisibles contrées, c’est sans affronts ni rupture mais toujours dans la continuité que se dessine ce long fleuve tranquille qui, même lorsqu’il sort de son lit (à l’image du pic d’intensité émergeant à mi-parcours), reste une aubaine. Vécue comme une expérience, il se pourrait fort que vous ayez à tout prix envie de la réitérer de sitôt. Et c’est bien là toute la magie du disque. Expérimental sans être pédant, extatique sans jamais se laisser aller à la facilité, l’élévation spirituelle que propose Karma est d’une rare puissance. Astrale, prophétique, transcendante, unique : la musique de Pharoah Sanders était né.
Publié chez Impulse ! et orné d’une photo signée Charles Stewart (à qui on doit plus de 2000 pochettes et visuels pour divers artistes), Karma est un petit bijou qu’il faut à tout prix (re)découvrir . Avec sa production à la fois subtile et grandiloquente, naviguant entre des effluves de free-jazz, de world music, de musique traditionnelle et d’afro-beat, l’ethno-jazz de Pharoah Sanders semble pourtant déjà tendre vers des paysages ambient ou new-age, à la pointe de l’avant-garde et pourtant toujours accessible et pertinent, comme la déclinaison jazzy idéale du rock psychédélique qui se développe alors. Et une telle prouesse qui conserve aujourd’hui encore son aura et son cachet musical, tout juste un demi-siècle après, c’est bien assez rare pour être signalé.
Comme une preuve indéfectible de la trace qu’à laissé ce disque sur la culture populaire, nombre d’artistes se sont essayé depuis à la reprise cet hymne pacifique et spirituel, à commencer par Carlos Santana et John McLaughlin lors du Montreux Jazz Festival de 2011. Un hommage aussi ludique que percutant, à l’image de l’empreinte indélébile que risque fort de laisser l’écoute du disque sur celui qui s’apprête à le découvrir pour la première fois en 2019 : qu’on se le dise, vous avez bien de la chance.