CINÉMA

« Glass » – un ultime volet éclatant

Avec Glass, dernier volet d’un triptyque cinématographique commencé il y a dix-neuf ans par Incassable, puis secondé par Split en 2017, M. Night Shyamalan conclut sa trilogie avec soin tout en explorant plus en profondeur sa création, quitte à prendre des risques qui ne feront pas l’unanimité.

Ce dernier épisode nous place bien des années après les événements du premier volet, et trois semaines après ceux de Split. David Dunn, aujourd’hui propriétaire de sa propre entreprise de sécurité, a embrassé son rôle de héros anonyme, épaulé par son fils Joseph devenu adulte. Les crimes de “La Horde” alias Kevin Wendell Crumb – atteint de trouble dissociatif de l’identité – font les grands titres des journaux à Philadelphie. Ce dernier entend révéler au monde sa puissance par l’intermédiaire de la bête, la vingt-quatrième identité pourvue de pouvoirs surhumains. Alors que David fait force égale contre l’individu mentalement instable en secourant un groupe de jeunes pom-pom girls, la police les neutralise facilement en usant de leurs faiblesses. Enfermés dans un asile psychiatrique, ils sont étudiés par une femme, le docteur Ellie Staple, spécialisée dans la cure des humains persuadés d’être des individus hors du commun. Cette dernière entend bien les convaincre qu’ils se sont inventés une vie de super-héros. Alors que le doute s’installe, Elijah Price alias “Mr Glass” refait surface pour se joindre à la thérapie en vue d’un déroulement des événements pour le moins surprenant.

Une surface soigneusement polie

Glass respecte ses prédécesseurs avec un usage du code couleur toujours aussi judicieux et consciencieux. Le monde des comics imprègne chaque recoin du long-métrage sans pour autant en emprunter tous les atours. Le réalisateur prend soin de rappeler que ceci est le monde réel, tout en nous rappelant simultanément que son propre monde est lui aussi un simulacre – un reflet de verre. À l’instar des deux précédents opus, le film arbore en général une robe aux couleurs désaturées caractéristiques, idéale pour tonifier visuellement les éléments importants, pour les mettre en valeur, comme dans une bulle de dessin. Car oui, Glass embrasse avec grandeur ce qui déjà faisait du premier opus un chef-d’œuvre avant-gardiste. Malgré une réalisation moins esthétisée du fait d’une action plus frénétique (les plans séquences virtuoses de Incassable ne sont plus aussi nombreux) et d’une palette de personnages plus importante, le film détonne par sa manière de nous montrer un comics grandeur nature.

Les codes couleurs sont plus que jamais représentatifs de cette vision, avec le vert profond pour David, le violet sybillin pour Elijah, et le jaune fauve pour Kévin. Dans sa manière de s’auto-considérer comme un pur produit de la pop-culture, Glass déploie des plans iconiques qui auraient tout à fait leur place dans une page de bande-dessinée. Le verre, qui est sans conteste l’élément métaphorique le plus prégnant du film, tisse des considérations psychologiques et visuelles puissantes : le rapport aux autres, notre intériorité cachée, les multiples facettes de l’individu, le morcellement des images calqué sur la fissure individuelle, l’éclatement de la vérité etc. Dans cet esprit, Shyamalan reste fidèle à son style en imposant au monde des super-héros sa marque si particulière, à la fois sobre et furieusement baroque dans sa furie passagère.

Un monde fissuré à double tranchant

Si Incassable était l’opus messianique, celui qui posait les fondations et montrait au monde sa portée prophétique, et Split l’opus de la confirmation ; Glass est bien l’opus qui boucle la boucle. À la fois porteur de l’héritage de Shyamalan, le film va plus loin jusqu’à éclater sa vision initiale pour la métamorphoser, quitte à perdre une partie de son public. En effet, cet ultime épisode se veut comme une apothéose déroutante. Les deux précédents avaient pour eux cette part de mystère, cette ombre fantastique qui relevait de l’intimiste avec la découverte des dons de David (Incassable) et du thriller / huis-clos horrifique dans les méandres mentales de Kevin (Split). La direction de Glass, centré sur le génie machiavélique d’Elijah, pose les fondements d’un potentiel SCU (Shyamalan Cinematic Universe) annoncé en fin de film où le monde découvre enfin les yeux grands ouverts l’existence de personnes étranges. Cette explosion du fantastique pour en arriver à cet affrontement triangulaire mythologique (le bon / David, la brute / Kevin, le truand / Elijah) puise sa source dans ce qu’il se fait de plus classique depuis que les figures héroïques existent, mais il s’opère de manière véhémente en détruisant ces figures que nous apprenions à aimer.

Après le souffle de la révélation, en assumant enfin son fantastique panache jusque-là asphyxié et confiné à des histoires intimes si distinctives, Shyamalan tue ses trois protagonistes au zénith de leur existence par une ficelle scénaristique classique qui laisse entendre tout un univers de super-héros mis en cage depuis la nuit des temps. Le modelage de cet univers héroïque calque finalement le fantastique avec la normalité de la société. Les héros sont parmi nous et s’ignorent probablement. Les thématiques du surgissement et de l’épanouissement individuel, si précieuses dans Incassable où David erre sur les chemins de son existence comme un mélancolique dans un désert avant d’enfin trouver sa place en assumant son essence héroïque, se retrouvent ici assumées dans toutes ses composantes. Le réalisateur propose encore une fois quelque chose de nouveau tout en versant dans son ultime verre l’héritage dont il est si fier.

Avec Glass, Shyamalan dépeint son intention de créer son propre univers héroïque, quitte à laisser sur le carreau nombre de fidèles plus sensibles à la dimension intimiste que les deux épisodes d’avant avaient prônée. Certains y verront une forme de conformisme pour plaire à la masse (chose déjà reprochée à Guillermo del Toro avec son Shape of Water), tandis que d’autres accepteront ce virage brusque avec enthousiasme, considérant cette manœuvre comme une conséquence logique. Malgré cette direction qui effraie autant qu’elle fascine, Glass termine cette trilogie d’une main de fer qui – si elle fait montre par moments de microfissures – ne se brise en aucun cas en mille morceaux.

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