SOCIÉTÉ

L’ovalie combat ses démons

La mort d’un rugbyman de 19 ans le 12 décembre a de nouveau plongé le monde du rugby dans la tristesse, et relance les débats sur la dangerosité d’un sport qui a évolué et présente de nouvelles limites.

« A jamais rose et bleu. » C’est avec ces mots que le club du Stade Français (Paris) rendait hommage à son jeune rugbyman Nicolas Chauvin, lors de la rencontre contre les Ospreys (Pays de Galle), vendredi 14 décembre au stade Jean-Bouin. Ce troisième ligne de 19 ans, évoluant en espoirs (moins de 23 ans) est mort le 12 décembre, au CHU de Bordeaux, à la suite d’un choc reçu lors d’un plaquage au cours d’un match contre l’Union Bordeaux Bègles, dimanche 9 décembre. Une fracture de la deuxième cervicale qui a « occasionné un arrêt cardiaque et une anoxie cérébrale », selon un communiqué du club. « Il s’est pris un plaquage trop haut, l’épaule du joueur adverse a tapé sous son menton. Ça a fait comme un coup du lapin » explique Victor*, un espoir de 19 ans qui a joué avec Nicolas Chauvin, et qui vient de perdre un ami. « En mêlée, il était derrière mon cul. »

Ce décès tragique, c’est le troisième dans le rugby français depuis 2018. Le 10 août dernier, Louis Fajfrowski, 21 ans et joueur à Aurillac en Pro D2, décédait après un malaise survenu à la suite d’un plaquage, lors d’un match amical contre Rodez (Fédérale 1). Trois mois plus tôt, Adrien Descrulhes, 17 ans et joueur à Billom (Puy-de-Dôme) perdait la vie le lendemain d’un match, après un traumatisme crânien. Trois décès en 2018. Trois décès de trop.

Pas de risque zéro

Le monde du rugby est en deuil. Clubs, joueurs et joueuses réagissent. « Ça aurait pu être mon pote », confie Margaux Vital, ailière qui évolue en élite au LOU (Lyon). Tous s’accordent à dire que « ça ne devrait jamais arriver ». Philippe Rougé-Thomas, directeur de la formation des jeunes à la Fédération française de rugby (FFR) et ancien joueur du XV de France est catégorique : « Le rugby n’est pas fait pour mourir sur le terrain. » Le décès de Nicolas Chauvin semble avoir réveillé certaines craintes. Victor* avoue s’être posé la question de continuer ou non le rugby. « C’est dans un environnement très proche des catégories espoirs. On est choqués. C’est deux mecs qui ont notre âge. » Victor* avait joué contre Louis Fajfrowski. La peur fait partie intégrante de ce sport que tout le monde qualifie « de combat ». Lucas Sotteau, pilier à Dax (Fédérale 1) en est conscient. « On a tous peur quand on rentre sur le terrain. […] Pour te rassurer, t’as des copains. »

« On te demande d’être lourd et d’aller vite »

Une chose demeure : le rugby a changé. « Les gens sont plus gaillards et les chocs sont plus forts », assure Lucas, pilier d’1m86 et 115kg. Aujourd’hui, chaque joueur ou joueuse qui aspire à évoluer en pro fait une séance de musculation chaque jour. Victor* estime que les rugbymen sont devenus « trop costauds pour ce sport » et s’interroge d’ailleurs si le rugby n’a pas atteint ici sa limite. Cette prédominance de la préparation physique s’explique par la professionnalisation du sport. « Aujourd’hui, on fait plus peur que l’équipe de France d’il y a dix ans » glisse Victor*.

Le suivi médical des joueurs et joueuses, lui, apparaît comme relativement poreux. Les premières lignes (piliers et talonneurs) doivent réaliser un IRM cervical pour pouvoir obtenir leur licence à ce poste. Pour les autres, pas grand-chose. Margaux Vital le déplore. On ne lui demande pas de certificat spécifique ni d’IRM cervical quand elle évolue en club. Pour sa sélection en équipe de France U20 en revanche, oui. La vigilance est-elle la même entre chaque joueur et chaque division ? Gauthier*, pilier en Fédérale 2, tempère. Lors d’examens médicaux de début de saison, on lui a détecté une hernie cervicale qui lui a valu un an d’arrêt. « Dans mon cas, ma santé est passée avant tout. »

Ces dangers pour la santé ne sont pas nouveaux, mais il est certain que la recherche de gros gabarits n’aide pas. La FFR en est consciente. Elle travaille avec les médecins. « La fédération a toujours été en avance, notamment depuis le nouveau règlement de la mêlée » assure son directeur de formation jeunes. La mêlée, qui intervient après une faute mineure, peut s’avérer dangereuse pour les premières lignes, directement impactées au niveau des cervicales. Depuis 2014, ils doivent se soumettre au « flexion, liez, jeu » de l’arbitre et ainsi lier d’abord les bras avec les adversaires pour éviter un trop fort impact. Aussi, un « carton bleu » a été mis en place. Il permet à l’arbitre de sortir définitivement un joueur s’il suspecte une commotion cérébrale (ébranlement du cerveau suite à un coup ou chute) et de l’astreindre à au moins dix jours de repos. Mais tous ces dangers peuvent être prévenus en amont, dans l’apprentissage.

Retrouver les bases

« Il faut faire un travail dès l’école de rugby (8 à 15 ans), voir s’ils sont prêts à jouer contre des garçons aguerris », assure Philippe Rougé-Thomas. Pour lui, pour éviter ces accidents, il faut travailler avec les éducateurs. « On n’est peut-être pas assez exigeants sur ces gestes à faire parfaitement. » Ces gestes, ce sont par exemple l’importance de plaquer bas, en dessous des épaules, selon la règle. Ces apprentissages passent par le travail individuel, qui est selon Philippe Rougé-Thomas délaissé au profit du travail collectif. Il faut bien évidemment des deux, mais c’est dans l’individuel que l’on peut corriger des gestes à risques.

Victor*, qui a commencé le rugby à 8 ans, sait que les entraîneurs insistent tôt pour « plaquer aux jambes », mais que l’exigence diffère selon les clubs. Certains entraîneurs imposent de plaquer en dessous de la ceinture, d’autres tolèrent jusqu’aux pectoraux. C’est ce laxisme que dénonce Victor* : « on te met pas une rouste parce que t’as fait un plaquage haut. On devrait se faire défoncer car on met la santé du joueur en danger. » Plaquer haut peut pourtant être dangereux. « La violence de chocs au niveau de la cage thoracique peut entraîner des commotions cardiaques, par exemple, avec troubles de fibrillation ventriculaire », expliquait Jean Chazal, neurochirurgien, au journal Le Monde.

Faudrait-il modifier le rugby à XV ?

C’est l’essence même du rugby français qui semble aujourd’hui questionnée. Selon Lucas Sotteau, « on sensibilise les jeunes à aller tout droit alors que le rugby est aussi un sport d’évitement », ce qui provoque des chocs plus fréquents. Victor* partage cette vision : « Il faut monter fort et vite et aller chercher l’impact. » Selon lui, l’évitement est devenu presque impossible. D’une part, tout le monde court désormais presque à la même vitesse, d’autre part, le gabarit des joueurs réduit les intervalles libres. « Est-ce qu’on n’est pas trop sur le terrain ? » Celui qui a perdu son ami mercredi se pose la question. Avec ses coéquipiers, il se dit qu’un rugby à 14 joueurs est à envisager. « Ça rajouterait 50 centimètres d’espace », ce qui n’est pas négligeable. Pour Philippe Rougé-Thomas, le problème est plus global. « Le rugby français se cherche. » Il faudrait revenir à un jeu collectif et plus créatif. Revenir au « french flair. »

Après la mort de Nicolas Chauvin, beaucoup s’interrogent sur d’éventuelles nouvelles règles. La ministre des Sports Roxana Maracineanu a appelé la fédération jeudi à prendre des dispositions pour que cela ne se reproduise plus. Même si Philippe Rougé-Thomas rappelle l’importance de  « prendre le temps du recueillement avant de prendre des décisions », la FFR a demandé à World Rugby, l’organisme international qui gère le rugby à XV et le rugby à 7, la tenue d’une réunion exceptionnelle dédiée à la sécurité. En attendant, la FFR continuera de travailler avec les clubs pour développer des contenus d’entraînements et prendre la mesure d’un problème à éradiquer. Comme dit Victor*, « ça aurait pu être moi. » Ça aurait pu être nous tous.


*Les prénoms ont été modifiés.

You may also like

More in SOCIÉTÉ