Revenu d’entre les morts, Bashung fait ce mois-ci son retour dans les bacs avec un album posthume au titre inattendu : En amont.
Il y a près de dix ans disparaissait une des plus grandes figures de la chanson française. Chanson ? Pas seulement. En plus de 40 ans de carrière, Alain Bashung semble avoir brossé le profil de toutes les époques, styles et influences, pour n’en garder que la substantifique moelle. Du rockabilly à la new wave en passant par la musique électronique ou classique, tout est une question d’alchimie et de perpétuelle évolution. Partant d’un registre très populaire et s’affirmant peu à peu avec des choses de plus en plus exigeantes, sans jamais lâcher la main de son public, l’artiste s’est érigé peu à peu comme une figure incontournable du paysage musical français.
Les origines d’une renaissance
Projet mené par sa veuve, Chloé Mons, assurant réaliser ici le souhait de son défunt mari, le disque à été produit par Edith Fambuena, réalisatrice de Fantaisie Militaire, sommet incontesté de la carrière du chanteur.
Avec l’aide d’une pléiade d’intervenants (Dominique A, Armand Méliès, Xavier Plumas, Doriand, Raphaël mais aussi Mickaël Furnon de Mickey 3d), ce recueil de chansons inédites (du moins dans l’interprétation) a pris forme. Ces artistes, ayant travaillé sur des maquettes abandonnées pour la conception de Bleu Pétrole, ont alors enfin la chance de voir publier leurs mots et arrangements mis au service du maître.
Si l’exhumation de tels travaux posent toujours un sérieux problème déontologique, le plaisir de retrouver le dernier des géants l’emporte dès les première secondes pour ne plus nous quitter lors de ce voyage sensible et émouvant. Quel frisson de retrouver la voix du chanteur disparu prématurément en 2009, après un fabuleux dernier album écrit par Gaëtan Roussel et Gérard Manset, suivit par une tournée difficile mais salutaire en forme d’adieu.

Chloé Mons et Edith Fambuena, réalisatrices du disque. © Frédéric Dugit / Le Parisien
Immortel(le)s (h)auteurs
S’ouvrant sur Immortels, morceau écrit par Dominique A, le titre trouve forcément une résonance déchirante dans ce contexte, et on se prend à rêver de son caractère prémonitoire, à la clairvoyance troublante. Cette introduction hors du temps, émouvante, permet de mesurer à quel point, en si peu d’années, la présence et la voix de Bashung nous avait manqué. Surtout lorsque le disque prend la forme d’une ballade dans son univers, ses périodes.
Avec Ma peau va te plaire, les guitares de l’Ouest période Osez Joséphine sont de sorties, tandis que les mots du chanteur dressent le portrait, métaphorique, d’une prostitué, incarnation d’idées plus grandes à la façon de Sans la nommer de Moustaki, Des femmes, il en est grandement question à travers le disque, comme toujours chez Bashung. Vénales ou vertueuses, le disque évolue dans un monde fait de muses et de sirènes, nouant des liens troubles avec la psyché et le désir, empreint d’une profonde liberté.
La mariée des roseaux, étrange poème vaporeux sur les chaînes du mariage, permet de se rendre compte une fois de plus du talent qu’avait le chanteur pour s’entourer d’auteurs épousant à la perfection son univers, ici sublimé par les mots de Doriand. Sur ce compte, le regretté Daniel Darc atteint également des sommets avec Elle me dit les mêmes mots, s’inscrivant comme la suite tragique de La seule fille sur terre de l’ex-chanteur de Taxi Girl, sombre histoire d’amour où se mêlent déceptions, passion et infidélité.
Sur Les Salines, publiée entre temps sous le titre Salinas par son auteur Raphaël, c’est l’itinéraire d’un voyageur que l’on suit, exilé malgré lui de sa propre terre, dont la résonance avec l’actualité et la situation des migrants paraît fortuite. Sans en dire trop ni pas assez, avec juste ce qu’il faut de décence et d’opacité, les arrangements de cet écho à Il voyage en solitaire de Manset qui clôturait le dernier album, soulignent la force des mots, des contextes sous-jacents et du sens caché. Avec son refrain sonnant comme une relecture folk du Just Two of Us de Bill Withers où le château des cieux se serait effondré pour se retrouver sur un terre-plein de la capitale uruguayenne, Montevideo est un voyage dont il ne reste que des limbes, sources de questionnements existentiels, construites autour du texte de Mickaël Furnon.
Les arcanes d’un géant
Porté par une guitare minimaliste, Les Arcanes, adaptation de L’Art perdu du secret d’Armand Méliès, irradie le sens de l’oeuvre du chanteur, exercice d’art total où se confondent personnage et personnalité.
« Revenu des arcanes, j’ai ouvert les écluses Pour une fin en fanfare, pas un mot qui ne soit nu
Tu maquilles nos histoires de fumées clandestines, Nos secrets les plus noirs, rêvés en catiminiMais tout est là, et j’ignore l’art perdu du secret Oui tout est là, rien n’est caché
Tu m’inventes des tunnels, des passages dérobés, Des confidents virtuels, et des lits supposés
Mais tout est là, et j’ignore l’art perdu du secret Oui tout est là, rien n’est caché
Rien n’est caché »
Avec la diction si particulière de Bashung, transformant voyelles et consonnes pour délivrer des mots parfois imperceptibles, soufflés, en nuances et subtilité, persiste le doute sur la réelle nature des paroles prononcées.

Bashung en studio, 1982 © P. Terrasson
La suite du disque est du même acabit : Seul le chien, autre morceau écrit par Dominique A que n’aurai pas renié Léo Ferré, délivre un sens posthume assez édifiant (« Que je vois défiler un à un ces visages pour qui j’aurais compté », Seul le chien) laissant peu à peu place à des murmures comme un vieil air des Moody Blues. Les rêves de vétéran est une ritournelle dont le décryptage ne semble résider que dans la projection mentale que pourra se faire chacun de ce texte obscur, sur fond d’harmonica perdu dans une réverbération irréelle.
Après Un beau déluge du chanteur de Tue-Loup Xavier Plumas donnant une teinte plus crooner que jamais au plus américain des chanteurs français, c’est Nos âmes à l’abri, deuxième contribution du chanteur Doriand, qui vient conclure cette (ultime ?) adieu discographique, aux chœurs marmonnés et au refrain en forme de mantra, comme pour mieux affronter le monde qui nous entoure et le temps à venir. Ad vitam eternam.

© Universal Music Division Barclay
Pour se souvenir
C’est donc un au revoir dépouillé, où la guitare et la voix règnent en maître, obstruant les subtilités orchestrales réduites ici au statut d’ornementations, dont ont souvent jouit les morceaux de Bashung. En se concentrant sur cette base fondatrice, c’est l’essence même de son amour immodéré pour le blues et le folk qui ressort, sans artifices. Pourtant, de maquillage, il en est ici grandement question, que ce soit dans les paroles ou dans la production même du projet.
« Elle s’maquille un peu trop, rajuste ses bas, et puis elle s’en va » – Elle me dit les mêmes mots / « ça fait longtemps que je me déguise » – Montevideo / « tu maquilles nos histoires de fumées clandestines » – Les Arcanes
Mais au fond, peu importe les dessous de la conception du disque ni même ce qui motive véritablement ce retour de l’icône dans les bacs à l’approche de Noël, puisqu’ici le jeu de clair-obscur initié par Bashung prend des dimensions abyssales. Tout en métaphore et en nuances, la force de ses mots réchauffe le cœur.
Et s’il ne parvient pas tout à fait à s’émanciper de son statut d’oeuvre posthume à la forme de compilations de faces B, l’album n’est pas sans rappeler la touchante série des American Recordings de Johnny Cash dans ses dernières années, la voix sur le fil en moins.
Manquant peut-être d’un certain relief, rien ne semble pourtant ici pouvoir altérer le plaisir de retrouver -ou (re)découvrir- celui que l’on a tant aimé, que l’on aimera encore longtemps et qui ne nous a jamais vraiment quitté.