Deux ans après Molécules, l’écrivain François Bégaudeau a sorti en août dernier En guerre, roman social, où il interroge les rapports humains à l’aune du libéralisme.
Le point de départ d‘En Guerre, c’est le licenciement de Cristiano, salarié d’une entreprise en pleine liquidation. Très vite, une relation se noue entre la femme de Cristiano, Louisa, et un autre homme prénommé Romain. La guerre, chez François Bégaudeau, est d’ordre social. Romain et Louisa peuvent-ils aller plus loin qu’un rapport sexuel dans une voiture ? Peuvent-ils dépasser leurs différences sociales et s’aimer ? En guerre soulève bien d’autres questions encore.
C’est dans un café de Paris que nous avons retrouvé François Bégaudeau. Sous un dimanche pluvieux, il a accepté d’échanger pendant deux heures autour de son dernier roman, En guerre. Si l’homme insiste à raison sur l’importance du mot choisi, c’est pour mieux décortiquer les situations de rencontres de deux individus que la naissance et les trajectoires de vies opposaient. De deux archétypes symptomatiques d’une réalité, l’écrivain les transforme en personnages de roman. D’où un exercice complexe qui oscille entre les déterminismes sociaux et les affects des personnages. C’est cette tension permanente qui fait d’En guerre un drôle d’objet, sublimé par l’ironie inhérente au style de Bégaudeau. Son dernier roman n’est pas cruel, il est une mise au point littéraire sur l’importance des structures qui déterminent un individu.
En guerre est le titre de ton nouveau roman. Il fait écho à un film de Stéphane Brizé. Est-ce purement fortuit ?
C’est factuellement purement fortuit. Le gros de l’écriture de ce livre date de l’hiver 2016-2017 et le titre était déjà là. J’aime à me dire que ce n’est pas fortuit d’un point de vue structurel. Que deux artistes, au même moment, appellent leur livre ou leur film de la même façon avec un sujet en partie similaire, à savoir la délocalisation d’usine, révèle des effets de symptôme pas inintéressants. Ça signifie probablement quelque chose.
La quatrième de couverture me semble décrire avec une grande justesse une des thématiques de ton livre. Il est écrit : « Dans une France contemporaine fracturée, François Bégaudeau met en regard violence économique et drame personnel, imaginant une exception romanesque comme pour mieux confirmer les règles implicites de la reproduction sociale ». La fiction, l’art dira-t-on, c’est ce qui distingue ton livre d’un ouvrage de sociologie ?
Je crois que ce qui distingue un roman d’un traité de sociologie, c’est le style. Ça ne veut pas dire que le style du romancier est génial et le style du sociologue n’est pas bon , mais ce ne sont pas les mêmes phrases. Si tu prends les passages qui ne sont pas fictionnels dans le livre, disons les moments où je documente quelque chose, je les inscris dans un mouvement particulier. Par exemple, lorsque j’évoque les conditions de travail de Louisa chez Amazon, je le tourne d’une telle manière que ces conditions l’empêchent de dégager du temps libre pour voir Romain. Immédiatement, le vécu subjectif prolonge un mouvement qui va vers une autre intention. En plus, En guerre a une part fictionnelle très forte. La première fois que j’ai éprouvé ça, et ça a été un événement esthétique majeur, c’est quand j’ai écrit mon livre sur Mick Jagger [Un démocrate, Mick Jagger: 1960-1969]. Tout ce que je dis est vrai. Simplement, je me rends compte que mon écriture vient transformer ce que tu pourrais lire sur une notice brute sur Wikipédia. C’est la saisie stylistique d’une information donnée qui fait littérature. C’est pour ça qu’en cinéma, le documentaire, c’est de l’art. La question de la fiction, elle est secondaire. Quand Éric Vuillard écrit 14 juillet, tout est vrai et documenté, mais il le tourne de telle manière que ça fait littérature.
Entre ces deux individus se trouve Cristiano, un ouvrier qui vient de perdre son emploi. Il est en concubinage avec Louisa. Après avoir perdu son emploi, Cristiano est un être dévitalisé, comme absent des événements qui l’entourent. Parmi ces événements, il y a le terrorisme que tu évoques au détour de plusieurs phrases. Manuel Valls n’est pas désigné, mais le titre peut faire penser à sa phrase prononcée dans l’émission « On n’est pas couché » où il disait que nous étions en guerre. Ce roman est une mise au point ?
Au début du livre, Cristiano vient d’être viré et on ne peut pas savoir comment il était avant, sauf par l’intermédiaire du flashback qui narre sa rencontre avec Louisa. On se rend compte qu’il était plutôt flamboyant. Il est ajusté à son travail et on pourrait dire que c’est fondamentalement de l’aliénation. Là, on le prend quand il est complètement dévitalisé par son licenciement. Son corps ne sait pas être chômeur ou vigile. Un des grands éléments d’aliénation de nos sociétés, c’est qu’on est très largement “travaillocentrique”. Émanciper les gens, c’est les émanciper de leur travail, c’est-à-dire de faire en sorte que le travail devienne marginal dans leur vie. Si je voulais définir ce qu’est une politique progressiste, c’est une politique qui va mécaniquement vers la réduction du temps de travail. De sorte que les individus ne soient plus totalement recouverts par leur appartenance professionnelle, qu’ils aient le temps de déployer d’autres modalités de vie. Comme on fait travailler les gens comme des chiens, avec des degrés divers, lorsque l’on retire un boulot à quelqu’un, c’est une catastrophe économique et affective. C’est exactement ce qui arrive à Cristiano et cela va le mener à un acte extrême.
Je vais être bref sur la deuxième partie de ta question. Je suis toujours du côté de mes personnages et si je cherche à comprendre ce qu’éprouve Louisa au quotidien, c’est vrai qu’à aucun moment je ne rencontre le terrorisme. Elle a autre chose à foutre que de s’inquiéter de la montée du salafisme et du djihadisme. Son problème, c’est de rembourser sa bagnole, d’aller tous les matins à l’entrepôt, de s’occuper de son mec qui est en train de se déglinguer et je pourrais continuer longtemps. On pourrait admettre qu’en voyant les images du 13 novembre, elle ait été choquée comme tout le monde, mais ses problèmes sont ailleurs. C’est une insulte au réel d’avoir dit que nous étions en guerre. C’est à ce titre-là que la phrase de Valls, et de beaucoup d’autres d’ailleurs, m’intéresse. Pour moi, l’insulte au réel est le crime absolu.
La question sociale dans le domaine ouvrier est actualisée par les multiples délocalisations. Dans la dernière partie du livre, la médiathèque Paul-Nizan est occupé par des ouvriers mauritaniens qui n’ont pas été payés depuis deux mois par un sous-traitant turc domicilié en Irlande. En intégrant cette situation, quelle était ton idée ?
Un de mes objectifs dans le livre était d’embrasser un maximum de phénomènes sociaux contemporains, de faire une espèce de carte aussi riche que possible de l’état des choses. Romain veut faire venir un avocat de Paris et pour ça, il faut que mon avocat soit spécialisé dans une question sociale. C’est à ce moment que je fais intervenir un aspect du champ social que je n’ai pas abordé. Les travailleurs issus de l’immigration qui sont exploités sont un grand phénomène contemporain.
Beaucoup de tes personnages de roman te font écho. Ici, dans En guerre, Romain dit que « tout est dans tout ». Dans la description que tu en fais, on a l’impression d’un autoportrait. Je ne dis pas ça pour étaler ta vie privée, mais une des idées du livre est de montrer la difficulté d’un individu à mettre en mots des émotions communes avec une femme d’un autre milieu. Il y a comme une impossibilité de communiquer. Romain n’arrive jamais à être dans l’instant comme en témoigne sa dernière décision. C’était déjà le cas dans La blessure, la vraie. Qu’en penses-tu ?
C’est très pertinent. Dans En guerre, il y a 20 personnages et 19 ne me ressemblent pas. Mais effectivement, je ressemble au personnage de Romain dans le livre. Par contre, c’est là que commence la littérature. Je dirai du professeur de Entre les murs qu’il est plus gauche que moi et il en va de même pour le narrateur de La blessure, la vraie. J’ai fait très peu de doubles dans mes romans. Si le personnage de Romain, dans En guerre, est plus empêché que moi, c’est pour des raisons littéraires. Pour moi, il n’y a pas de possibilité de livre s’il n’y a pas quelque chose qui coince. Si tu prends un professeur absolument à l’aise dans sa classe, il n’y a pas Entre les murs. Il y a des scènes quand ça coince. Mais l’idée d’être absent d’un moment présent est quelque chose qui me passionne. Un autre personnage de En guerre traduit cette idée d’incapacité à agir, mais on est presque dans l’ordre de la métaphysique. Lors d’une rencontre littéraire, un mec survient et déclenche une baston, des chaises volent, et l’écrivain présent se voit lui-même être incapable d’être présent à cette scène. Fondamentalement, je pense que personne n’est purement présent dans une situation et là, Sartre a écrit des choses définitives là-dessus. Nous sommes des êtres pensants, intellos ou pas, et le fait humain se joue là-dedans. L’animal, lui, a une capacité de présence absolue à la situation. Ce qui fait la grandeur des êtres humains, c’est de n’être jamais réductible à une situation.
Dès les premières pages de La blessure, la vraie, le personnage principal se fait charrier par ses camarades sur la question de la virginité et il semble mal-à-l’aise lorsqu’il faut mettre en acte un sentiment amoureux. L’adaptation au cinéma par Abdellatif Kechiche intitulé Mektoub my love garde cette idée sur l’impossibilité de passer à l’acte.
Oui, pour une certaine part, le livre a pu servir d’impulsion au film. Le pont serait ce personnage, effectivement, mais je pense qu’il est allé plus loin sur son rapport à l’autre. Mon narrateur a son for intérieur, vient de la ville et a beaucoup de références, mais il veut vraiment coucher. Celui de Kechiche ne me semble pas vouloir cela, il trouve sa jouissance ailleurs. C’est plutôt le portrait d’un esthète qui doit être proche de Kechiche lui-même. Son plaisir à lui est d’observer les filles, pas de coucher avec. Le personnage de Kechiche est presque métaphysique alors que le mien est plus dans un universel de l’empêchement adolescent.
Ton style littéraire est marqué par l’ironie, par une logique de l’absurde qui vise à pousser un raisonnement jusqu’au bout. Est-ce que là aussi, c’est une manière de fuir le moment présent ?
Effectivement, je pense qu’un individu n’est jamais absorbé par une situation. C’est une opinion ontologique que j’ai et qui est discutable. Mais il y a autre chose, c’est le moment où je suis très analytique et là, c’est l’écrivain qui prend le dessus. J’essaie de retranscrire toutes les molécules qui sont présentes dans cet instant de vie, mais c’est une grande tradition littéraire. Par exemple, Nathalie Sarraute peut faire une pièce de théâtre sur un expression lancée par un mec dans un cocktail. Alors oui, je crois qu’il y a un monde dans une molécule de vie, un planétarium. C’est pareil avec Proust qui fait douze pages sur une sensation avec la madeleine. J’aime faire ça, car c’est un travail de vérité. Je vais prendre un exemple récent. Il y a peu, un professeur me raconte qu’un ancien élève est venu lui dire qu’il avait beaucoup compté pour lui. Ce qui m’intéresse, c’est ce moment-là. Affectivement, je pense que c’est beaucoup plus compliqué qu’une simple reconnaissance adressée par l’élève au professeur, par le jeune au vieux. Je pense que cet élève fait du prêt-à-penser et cet automatisme de reconnaissance m’interroge. Dans toute situation, il y a un sous-texte et ça mériterait une dizaine de pages.
Politiquement, chez toi, cela se traduit par un socialisme libertaire. Une des réflexions de En guerre consiste à montrer la difficulté pour les ouvriers de se fédérer pour faire admettre le caractère éminemment social du geste de Cristiano.
Il y a deux choses qu’il faut séparer. Mon rapport au collectif est très simple : je n’ai pas de fétichisme du collectif. En revanche, je suis convaincu que dans certaines situations données, on a intérêt à se mettre en collectif. Le goût du collectif de la gauche n’est pas un goût du collectif en lui-même, c’est un moyen et non une fin. Pour moi, l’horizon ultime des choses est l’épanouissement des individus. Le maître mot de En guerre, c’est la force et les rapports que ça induit. Le livre rebondit sur l’incapacité actuelle des prolétaires à s’unir. Si je n’ai pas adhéré à un Parti politique, ce n’est pas par crainte de perdre mon for intérieur intellectuel, je l’aurais gardé. Je n’ai jamais eu peur de ça mais c’est probablement mon goût pour l’art qui m’a écarté de l’activité militante. Si dans ma vie, il n’y a pas un rapport fort et pratique à l’art, ce n’est plus ma vie et il est vrai que lire, regarder des films, tout cela prend du temps. Ceci dit, s’il y a un mouvement social très fort en France demain, j’y serai. Il y a de la joie d’être en manifestation. La question de l’individu et du collectif est souvent mal posée, d’ailleurs. Pour terminer là-dessus, je dirai que les vrais collectivistes sont les libéraux. En mettant Louisa dans un entrepôt Amazon, c’est eux qui la dépossède de son individualité. Il ne faut pas confondre le chacun pour soi et la concurrence de tous contre tous, avec l’individualisme. Je suis individualiste et pour l’émancipation des hommes. Les libertaires, à gauche, sont des grands amis de l’individu. Comme dit Jacques Rancière, il y a trop de lien social. Les gens sont beaucoup trop liés socialement.
Pour le magazine Transfuge, tu as mené un long entretien avec Geoffrey de Lagasnerie. Les derniers romans d’Edouard Louis partagent des similitudes avec En guerre, notamment sur l’idée d’une réflexion sociologique par le prisme de la fiction. Que penses-tu de cette jeune génération ?
Depuis quinze ans, il y a une vitalité de la gauche critique qui est impressionnante. Dans les années 1990, je désespérais de trouver des penseurs de la gauche critique. Aujourd’hui, on a Frédéric Lordon qui est un penseur génial, digne des plus grands. Je trouve que Juger de Geoffrey de Lagasnerie est un chef-d’œuvre et je voulais échanger avec lui sur ce livre. On a effectivement des points communs, mais j’en ai un peu marre qu’il soit antimarxiste à ce point-là et qu’il s’en prenne autant à la gauche sociale. Mais je continue à le lire et à l’écouter. Edouard Louis est un autre sujet et je pense qu’il n’est pas quelqu’un de sérieux. Ce type est troué de contradictions, mais il les retient et fait de la moraline. Il sera un grand écrivain quand il fera un livre de littérature avec ses contradictions. Il y a plein d’affects troubles chez lui, qui iraient du masochisme au goût de l’abjection. Il doit laisser parler sa bizarrerie pour faire des grands livres. Son dernier bouquin est consternant, c’est de la sous-littérature. Il subordonne la littérature à la cause et le militant a pris le dessus. Sociologiquement, ce n’est même pas sérieux et c’est un livre purement affectif. J’écrirai sûrement un texte sur lui à la fin de l’année.
À la page 95, Grégory et Romain ont une discussion autour du terme « peuple ». l’un d’eux termine la conversation sur « en même temps y a peuple et peuple ». À plusieurs reprises, la question politique est évacuée des discussions, comme si elle entravait le déroulement fictionnel. Une relation sentimentale ne peut pas résister aux divergences politiques ?
Dans cette séquence du livre, ce qui m’intéresse, ce n’est pas d’ergoter sur le terme de peuple. Ce qui m’interroge, c’est ce que font ces personnages quand ils sont au bar. C’est le genre de personnes à parler politique. Ce sont mes potes en fait, peut-être les tiens. En général, les gens qui croient qu’il peut y avoir un amour entre deux personnes qui auraient des opinions politiques différentes, ce sont des gens qui ne comprennent pas que les idées politiques ne sont pas des idées. Ce sont des corps, une appartenance, ça vient de très loin. Si je suis de gauche, ça vient de toute mon enfance, de fils de fonctionnaires de gauche, de petit-fils de paysan. C’est un tempérament. Dans cette perspective, il y a peu de chance qu’il puisse y avoir quelque chose de durable entre un tempérament de gauche et un tempérament de droite. Il y a des gens qui vont t’opposer des contre-exemples mais en creusant un petit peu, c’est une divergence qui se situe à la marge, entre un vote au centre-droit et un vote au centre-gauche. Le vrai clivage, c’est l’appartenance sociale.
Ce que je trouve remarquable dans ton livre, c’est avoir réussi à donner de la chair à une caractérisation des personnages initialement schématique. Comment as-tu appréhendé la scène de sexe dans la voiture en termes d’écriture ?
Ce n’est jamais facile de faire exister une scène. Et là, c’est une scène charnelle au carré. Le cul crée des diagonales sociales intéressantes. Dans cette voiture, il y a un émoi érotique qui semble brouiller les clivages sociaux. Il y a un autre moment dans le livre qui fait écho à cela, c’est le cas d’Alban. Comment se fait-il qu’un type de la grande bourgeoisie cultivée parisienne se retrouve dans le droit social ? Ça passe par l’érotisme. De fil en aiguille, il va prendre la défense de jeunes immigrés. C’est quelque chose d’ancien puisque tu retrouves ça chez Jean Genet avec les Palestiniens. C’est la durée qui complique l’affaire.
Plus tu avances dans l’écriture, au fur et à mesure des bouquins, plus tes phrases semblent se délaisser de la ponctuation, des descriptions superflues. Comment ressens-tu cette évolution ?
J’adorerais me dire que mon style ait beaucoup évolué mais, hélas, pas tant que ça. Je n’aime pas la graisse et j’ai un idéal de concision. Il faut que les phrases soient chargées de beaucoup de choses. Pour te donner un exemple, mon écrivain préféré, c’est Racine. Il arrive à tenir les deux bouts. Le début d’En guerre est composé de deux mouvements. Il y a d’abord une description des trajectoires urbaines des personnages et là, le style n’est pas aride du tout, ce sont des longues phrases. Après, effectivement, au moment où on arrive sur l’usine, une certaine sécheresse apparaît. C’est probablement parce que je décris des mouvements collectifs. Il n’y a pas de personnage à ce moment-là.
Dans le magazine Transfuge, vous écrivez des critiques sur les films sortant en salle. Concernant les séries télévisées, tu as avancé des arguments peu entendus dans l’un de tes articles. Peux-tu revenir sur ton rapport aux séries ?
D’abord, je me suis interrogé sur le spectateur que je devenais en regardant des séries. Je n’aime pas le spectateur que fait de moi une série. C’est sans doute l’inverse du spectateur que fait de moi le cinéma que j’aime. La série fait de moi un spectateur négligeant, qui passe sur beaucoup de choses. Il faut oublier à mesure qu’on bouffe et c’est pour cela que la métaphore culinaire est intéressante. Quand on mange, on se lasse très vite du premier plat pour se jeter sur le deuxième puis sur le fromage et le dessert. La série télévisée a donc besoin de l’inattention du spectateur. Deuxièmement, elles sont totalement homogènes au mode de vie libérale. Elle donne une valeur ajoutée culturelle sans avoir les écueils de la pratique culturelle. Si un personnage ne me convient pas, un autre prendra le relais. En ce sens, les séries dites nobles des années 2000 ne sont pas plus malignes que Dallas. Ce qui m’énerve, c’est que c’est consommer comme de la merde tout en étant porté aux nues comme un objet esthétique majeur.
Le critique et historien de cinéma Jean-Baptiste Thoret est passé, comme toi d’ailleurs depuis quelques années, à la réalisation de films. Il a perdu le goût d’écrire sur l’actualité cinématographique. Qu’en penses-tu ?
Je comprends tout à fait. J’espère qu’il sera heureux dans ce qu’il fait, c’est quelqu’un que j’aime bien par ailleurs. Sur l’activité critique, je suis comme au premier jour. L’art continue de me passionner. Le cinéma reste un art central dans la circulation des discours. Suivre le cinéma, c’est une fenêtre sur la société , sur l’état des mentalités et ça me passionne. Même un mauvais film fait symptôme de quelque chose.
En même temps, tu as quitté l’émission Le Cercle sur Canal+.
L’écrit, c’est toute ma vie et c’est là que je pense qu’un être humain peut atteindre le sommet de sa puissance intellectuelle, analytique et affective. C’est ça être un littéraire. Oui, quand je parle d’un film oralement, je me trouve moins intelligent qu’au moment d’écrire un texte. Dans l’émission Le Cercle, on n’a pas le temps de développer et j’en sortais presque systématiquement déçu. Je n’ai jamais été joyeux à faire Le Cercle. Et j’en ai rien à foutre que l’émission soit regardée par 100 000 personnes et Transfuge Tv par 400. Comme je n’ai pas de nécessité d’argent, ce qui m’importe, c’est mon plaisir, ma jouissance, mon épanouissement. J’ai le grand luxe de pouvoir trier les choses que j’aime et celles que je n’aime pas. Je suis un bourgeois socialement, car je ne suis pas pris par des nécessités qui me bloquent sauf quelques trucs qui me pètent les couilles, comme faire la promotion du bouquin.