Jusqu’au 14 janvier 2019, la Fondation Louis Vuitton célèbre les deux peintres Egon Schiele et Jean-Michel Basquiat. Deux expositions évènements qui retracent le parcours de ces deux étoiles filantes disparues à vingt-huit ans et dévorées par une urgence de vie et d’art.
Egon Schiele, pulsion de sexe et de mort
Egon Schiele nait en 1890 à Tull an der Donau en Autriche et décède à Vienne en 1918. Passage sur terre furtif mais intense comme en témoigne la centaine d’œuvres réunies à la Fondation Louis Vuitton jusqu’au 14 janvier 2019.
A l’image de la production du peintre, les quatre salles qui lui sont consacrées rassemblent essentiellement des petits formats, de nombreux autoportraits et portraits au crayon et au fusain. A de rares exceptions, la peinture se fait discrète, elle apparait par touches, sur les doigts ou sur la bouche. Mais l’exposition contient également quelques grands formats très colorés ainsi que des natures mortes et des vues urbaines auxquelles on associe trop rarement Schiele et qui enrichissent la vision que l’on peut avoir de l’artiste. Très complète et bien organisée, cette exposition permet donc de saisir pleinement le parcours foudroyant d’un peintre au destin foudroyé.
Ligne ornementale
Dessinateur compulsif et ultra-doué, Egon Schiele entre très jeune à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne. Il devient d’abord un disciple de Gustav Klimt dont l’influence se ressentira dans ses premières œuvres car, comme Andy Warhol pour Jean-Michel Basquiat, Klimt sera une figure paternelle dont Schiele devra toutefois s’éloigner pour se réaliser pleinement. Dès 1910, Schiele prend d’ailleurs ses distances avec le jugendstil dont Klimt est un représentant. Il rompt avec ce style très ornemental voire décoratif emblématique de la sécession viennoise et qui plait beaucoup à la haute bourgeoisie autrichienne de l’époque.
Dessin expressionniste
Avec quelques camarades et dans la lignée du peintre Oskar Kokoschka, Egon Schiele fonde alors le Groupe Pour le Nouvel Art (Neukunstgruppe). Son style évolue radicalement et son dessin se fait plus « corrosif » pour reprendre les termes de Suzanne Pagé, directrice artistique de la fondation Louis Vuitton. Le sujet de ses dessins évolue également et, en plus des nombreux portraits et autoportraits, Schiele s’affranchi des thèmes de la peinture bourgeoise pour s’intéresser aux gens « du peuple ».
Ce qui frappe dans cette exposition, c’est la quantité d’œuvre réunies, traduisant la productivité quasi compulsive d’Egon Schiele, comme s’il savait que le temps lui était compté et qu’il importait de faire feu de tout bois, là, maintenant. Ses dessins se font plus expressionnistes et très érotiques. On y retrouve beaucoup de femmes et d’hommes nus dans des poses lascives voire très suggestives.
« Tout est mort vivant »
Mais de cet érotisme transpire une certaine morbidité. Dans un poème écrit en 1910, Schiele déclare d’ailleurs « Tout est mort vivant ». Les corps de ses dessins sont contraints et torturés, les yeux exorbités, les mains énormes et crispées, les tétons roses et turgescents comme s’ils venaient d’être pincés. L’œuvre de Schiele est clairement faite d’urgence et de détresse. Après tout, le peintre est un homme de son temps et, en bon autrichien, il perçoit sûrement ce qui attend le continent européen alors clairement « mort-vivant ». Egon Schiele assiste à la montée des nationalismes et au rabougrissement des idéaux autrichiens et européens qui conduiront, en 1914, au déclenchement de la première guerre mondiale. Il est difficile de ne pas voir, dans ces corps distordus à l’apparence de marionnettes désarticulées, un présage des horreurs du siècle à venir.
Alors que le monde qu’il connait court à sa perte, Egon Schiele s’apaise progressivement. Il est en couple, il vit en province et, bien qu’en 1912 il soit incarcéré pour détournement de mineurs et immoralité (avant d’être relaxé), la charge érotique de ses œuvres diminue manifestement. Le trait de son dessin s’adoucit à la recherche d’un certain équilibre. Mais, au fond, l’angoisse demeure.
Rattrapé par l’Histoire, Schiele est incorporé en garnison à Vienne en 1915, ce qui le contraint à ralentir sa production. Artiste reconnu de son vivant, il continue toutefois d’exposer là aussi de manière presque compulsive, à Vienne, à Hambourg, à Copenhague et à Prague où il exposera en 1918, juste avant sa mort des suites de la grippe espagnole. 28 ans de vie mais plus de 100 ans d’influence. Mort mais vivant.
Basquiat, une rétrospective qui ne dit pas son nom
Plus de cent-vingt œuvres réunies dans les galeries de la Fondation Louis Vuitton. Ainsi se déploie l’exposition évènement consacrée à Jean-Michel Basquiat. Une rétrospective qui ne dit pas son nom et qui expose, dans un dédale de pièces, une explosion d’informations, de couleurs, d’histoires, d’images et de symboles.
Trente ans après la mort de Basquiat, cette exposition célèbre en majesté le peintre américain et rappelle, si besoin était, son statut de figure artistique essentielle de la fin du XXème siècle.
Passion privée
Bien que certaines œuvres soient issues de collections et de musées publics, le caractère exceptionnel de cette exposition est avant tout le fait de collectionneurs privés. De Bernard Arnault en tout premier lieu. Le propriétaire du groupe LVMH et de la Fondation Louis Vuitton est un fan de la première heure qui a acheté son premier Basquiat dans les années 1980. De beaucoup d’autres collectionneurs ensuite, qui ont tous accepté, le temps de quelques mois, de se séparer de leurs œuvres offrant au public parisien la possibilité de voir des pièces parfois jamais montrées. Après la collection Chtchoukine en 2016, la Fondation Louis Vuitton opère donc une nouvelle démonstration de force et permet, pour la première fois, d’exposer Basquiat ouvertement, complètement.
Les œuvres réunies sont servies par une scénographie sobre et sans artifice. Le spectateur est simplement confronté à l’ampleur du travail d’un artiste éphémère dans son plus simple appareil. Seul geste de mise en scène ouvertement assumé, la présence émouvante, à chaque étage, de Basquiat sur des clichés issus d’une série réalisée par Lee Jaffe dans lesquels il apparait au travail, heureux et épanoui, véritable incarnation de la jeunesse et de la modernité.
Atelier de la rue
Au total, l’exposition s’étale sur plus de dix salles. Les thématiques traitées sont diverses, à l’image des supports utilisés par Jean-Michel Basquiat. Issue du graffiti et du steet art, le peintre américain d’origine haïtienne ne se limitait pas à la toile : simple croquis sur feuille, toile de grand format, porte détournée richement décorée, planche ou bâche, chez lui tout peut faire art. Les techniques sont également variées : gouache, bombe, crayon gras mais aussi collage.
Urgence de vivre et de peindre
Comme Egon Schiele, Basquiat, né en 1960 et décédé d’une overdose en 1988, a été un artiste à la vie courte mais intense et à la productivité impressionnante. En moins de dix ans (entre 1979 et 1988) il ne s’arrête quasiment jamais et produit un ouvrage considérable qui continue d’inspirer toute une mouvance underground et contemporaine.
Basquiat peint et dessine de manière quasi compulsive le plus souvent seul mais pas toujours. Avec Andy Warhol, figure quasi paternelle, ils produiront pas moins de cent cinquante œuvre en collaboration.
Têtes
Si les techniques et les supports de Basquiat varient, les thèmes répétitifs éclairent la personnalité de ce jeune homme hyperactif mais torturé : les mots sont hachurés et répétés, des listes composées frénétiquement parsèment les tableaux, l’homme noir est récurrent et les crânes sont omniprésents. Cette dernière obsession donne d’ailleurs lieu à l’une des plus belles sections de l’exposition, le « Mur de têtes ». Inspirée d’un montage réalisé lors de la première exposition exhaustive de dessins de Basquiat à la Galerie Robert Miller de New-York en 1990, cette « installation » réunit plus de vingt dessins de crânes réalisés par Basquiat à partir de sa fascination pour le manuel de médecine Gray’s anatomy.
Politique
A l’image de The Political Line, la rétrospective portant sur Keith Haring, autre grande figure underground et engagée de l’époque, présentée en 2014 au Musée d’Arts Modernes de Paris, le fait d’exposer Basquiat relève d’un geste politique. L’œuvre du peintre est en elle-même profondément politique puisque les tableaux questionnent constamment la place de l’homme noir dans la société américaine mais aussi le rapport à l’argent ou au corps. Fils d’une mère portoricaine et d’un père haïtien, né à New-York, l’œuvre de Basquiat est à l’image du melting pot culturel dans lequel il a toujours vécu ; la musique, la rue, la boxe, c’est cette culture plurielle que l’on retrouve dans son œuvre et dans cette exposition.
Une culture des excès également, ceux propres au milieu artistique de ces année-là. Il y a le sida qui emporte un nombre croissant des amis de Basquiat et il y a la drogue qui va l’emporter lui. Sur la fin, son travail se fait plus agité, ses tableaux plus chargés et visuellement plus intenses comme s’il avait ressenti que le temps lui était compté. Finalement, comme Schiele, il n’aura vécu que 28 ans. Comme Schiele il aura exposé jusqu’au bout. Comme Schiele, il est à (re)découvrir à la Fondation Louis Vuitton jusqu’au 14 janvier 2019.
Informations pratiques : Egon Schiele / Jean-Michel Basquiat à la Fondation Louis Vuitton du 3 octobre 2018 au 14 janvier 2019. Tarifs : 16/10/5€. Tous les jours sauf le mardi. Accès : Métro ligne 1 arrêt “Les Sablons”. https://www.fondationlouisvuitton.fr/fr.html