Chaque mois, Maze rembobine ses cassettes pour revenir sur la carrière d’un.e artiste ou d’un groupe. La divine Lana Del Rey n’a pas toujours régné d’une main de fer sur son monde musical. Sa culture du secret l’a poussée à enterrer quelques albums tests, à tort, puisqu’ils valent la peine d’être écoutés en boucle.
Replaçons le contexte. 2012, la jeunesse ne comprend rien aux droits d’auteur, mais veut tout savoir des sentiments des grands, les vrais, les forts, les passionnels. Le petit adolescent en mal de déprime romantique recherche frénétiquement des chansons qui rencontreront ses aspirations émotionnelles. Entre deux vidéos de Hugo Tout Seul, YouTube lui propose alors la solution miracle, comme tombée du ciel. Toi, jeune fille pleine d’hormones en fusion, toi, jeune homme à la recherche de lui-même, vous écouterez la prêtresse Lana Del Rey. Ce sont d’abord ses singles officiels que l’algorithme présentent ; Video Games, Blue Jeans, Born to Die, Summertime Sadness.
Usurper sa propre identité
Internet a ses raisons que la raison ignore, et sans trop comprendre, le pubère perdu, un casque vissé sur les oreilles, entend une voix qu’il connait, dans des titres qu’il n’a jamais entendus. Un sombre compte dont le pseudo fleure bon les accents islandais a mis en ligne une vidéo de quarante sept minutes renfermant treize bijoux de Lana. La vidéo s’appelle “Lana del Ray a.k.a. Lizzy Grant”. Quelques recherches permettent de comprendre qu’il s’agit d’un mystérieux album sorti en 2010, puis retiré de la vente trois mois seulement après sa sortie.
Ce n’est certes pas très orthodoxe de rappeler qu’un leak est disponible sur YouTube, alors même que la version officielle n’est plus sur le marché. Peu de gens en possèdent une copie physique, il n’avait pas rencontré un succès tonitruent. Il n’empêche que des raisons musicales impérieuses motivent à chroniquer cet opus.
Tristesse sans larme
Historiquement, Lana Del Rey a toujours été traversée par un doute existentiel. Selon les prescrits de Kierkegaard, la new-yorkaise a fait fi de la morbidité du doute et a plongé dans la contradiction au lieu de la fuir. Il en ressort des chansons toutes plus dramatiques les unes que les autres, imbibées d’alcool, piquées de drogues inconnues, dégoulinantes de larmes, mais jamais caricaturales. En tous points, Lana incarne la maitrise, tant scénique qu’instrumentale. Il lui a pourtant fallu se construire cette image de main de fer dans un gant de soie. Dans Lana del Ray a.k.a. Lizzy Grant, elle se découvre, se tâte sur le pseudo qui deviendra son nom définitif. Del Ray ? Finalement, non merci. Lizzy Grant ? Il ne s’agit là que du visage sans artifice de ce personnage en pleine construction.
Treize chansons se bousculent, parmi lesquelles certaines n’ont même pas dépassé le stade de la version demo. Il est difficile de se positionner ou d’utiliser un seul terme pour couvrir tout l’album, tantôt brut, tantôt fragile. Certains titres annoncent déjà le style abouti qui colore tous les albums postérieurs de la reine Del Rey. Queen of the Gas Station comporte déjà cette juste dose de vintage flegmatique qu’aucune autre chanteuse ne parvient à atteindre sans être une pâle imitation de Lana. Aux antipodes, on trouve la candeur et l’innocence dans Pawn Shop Blues. Une guitare mince cabine la douceur des paroles d’une vieille adolescente rêveuse. On croirait presque que Lana rompt avec ses démons et s’ouvre à la réjouissance. Puis il y a l’intrigante Mermaid Motel, symptomatique de ce qu’aurait pu devenir la chanteuse si elle avait décidé d’entièrement se vouer à sa part sombre, sans jamais l’habiller de composition florale et d’apparats.
Car il est justement là tout le génie de l’artiste. Aucune de ses chansons n’est réjouissante, on peine même à en donner une du tac au tac qui ne soit pas composée dans des arrangements mineurs. Il y a pourtant de la poésie et de la beauté picturale dans l’imaginaire construit par ces titres. Lana Del Rey est à la musique indé ce que Jacqueline Harpman est à la littérature ; une plume qui a vécu, et qui, malgré la douleur, continue à orner sa réalité des plus belles parures, quand bien même il s’agit d’un linceul ou d’un masque mortuaire.
Lana del Ray a.k.a. Lizzy Grant se place à un carrefour de la vie de l’artiste, à un moment où il était temps de prendre une décision. Se plonger à corps perdu, se dévouer à cet esprit fantomatique qui remplit les plus grandes salles aujourd’hui ? Ou garder une part vive et joyeuse, puisque la vie n’est peut-être pas que désespoir et lamentation ? Il semblerait que le choix soit évident. Même si l’on ne regrette pas de pouvoir se mettre en intraveineuse Ultraviolence à la moindre contrariété, Lizzy Grant reste un péché mignon dont on ne se prive pas. Un peu de joie dans la voix de la papesse de la mélancolie travaillée, ça n’a pas de prix.