CINÉMA

Rencontre avec Marie Gaumy : “L’audiodescription, c’est une écriture-caméléon”

L’audiodescription est un ensemble de techniques permettant de rendre des films accessibles aux personnes non-voyantes. Marie Gaumy, audiodescriptrice, accepte de nous partager son expérience. Dans cet échange, il n’est pas question de procédés techniques et de handicap. L’audiodescription, c’est avant tout un brassage d’écriture, de sensibilité et de militantisme. Dialogue autour d’un “job-passion”.

Le soir du 13 Juin 2018, la librairie Les Nouveautés s’est transformée en lieu de rassemblement autour de “Lectures Singulières”. En présence de la comédienne Isabelle Fruchart, la séance fut consacrée à la lecture de son spectacle Journal de ma nouvelle oreille. C’est dans ce berceau d’échange, autour de la culture et du handicap, que Marie Gaumy nous propose une rencontre.

Comment avez-vous rencontré l’audiodescription ?

Marie Gaumy : J’ai fait des études à l’INSAS (formation audiovisuelle à Bruxelles, NDLR), et je faisais du documentaire, jusqu’à il y a dix ans. Avant cela, j’ai toujours été fascinée par la cécité, qui était à la fois source d’angoisse et source d’une certaine forme de romantisme. Et j’avais envie de faire un film sur les gens qui deviennent aveugles, en cours de parcours. J’avais été, à l’époque, dans un centre en banlieue de Paris qui n’existe plus maintenant, qui procédait à toute cette rééducation pour les gens. Puis là bas, en faisait des repérages, ce sont les pensionnaires du centre qui m’ont parlé de l’audiodescription. C’est comme ça que j’ai découvert le procédé. J’ai tout de suite écrit une lettre à l’association Valentin-Haüy qui était à l’époque quasiment la seule qui le faisait, leur disant que ça m’intéressait et ils m’ont répondu qu’ils faisaient de temps en temps des formations professionnalisantes. Pendant 2, 3 ans je n’ai pas eu de nouvelles. Au bout de 3 ans ils m’ont recontacté me demandant si j’étais partante pour une formation. A l’époque j’avoue que je me suis dit que ce serait alimentaire. Puis en le pratiquant c’est devenu, vraiment, un job-passion. Dans le sens où j’ai trouvé que c’était comme un travail de traductrice. Selon moi, c’est de la traduction d’images. Il faut adopter dans la description le style du réalisateur. Il s’agit de se plonger dans son univers tout en restant en retrait. C’est une “écriture-caméléon”.

“Les quotas imposés sont pris comme une contrainte pour les producteurs et diffuseurs.”

 

Mise à part ces formations, existe-il d’autres moyens de se former à l’audiodescription ? Des cursus universitaires sont-ils réservés à cette discipline ?

Actuellement il existe essentiellement des formations payantes, souvent organisées par des audiodescripteurs qui galèrent. Je ne les conseille pas, parce qu’elles sont chères, et le métier ne va pas très bien. Je ne conseillerais pas à quelqu’un de jeune de se dire “je veux être audiodescripteur et uniquement audiodescripteur”. S’intéresser à l’audiodescription pour ajouter une corde à son arc, oui, mais c’est très compliqué d’en vivre exclusivement. Je suis un peu pessimiste sur la manière dont les choses se développent. En tout cas il n’existe pas de formation universitaire. Alors là, ce n’est pas fait exprès pour faire de la pub, mais avec une collègue de l’association Valentin-Haüy, nous allons mettre en place en Janvier 2019, notre propre cursus universitaire. Ce sera à Nice, et j’ai bon espoir. Mais actuellement il n’y a rien qui permet aux employeurs de dire “cet auteur-là est plus formé qu’un autre”. Ce qui est un problème parce qu’il y a quand même une arrivée massive d’auteurs, dont certains n’ont pas été formés.

“Nous ne sommes pas reconnus comme auteurs.”

 

L’aménagement de dispositif en salles pour les personnes mal ou non- voyantes est-il suffisamment développé en France ? Comment notre pays se positionne-t-il envers l’audiodescription ?

Il me semble que nous ne sommes pas du tout en avance, que ce soit dans l’activité en général. En terme d’architecture, quand on parle d’aménagement dans les salles on ne pense pas beaucoup à la surdité ou la cécité. L’avancée quand même, c’est qu’il y a eu des quotas. Dans l’audiodescription en tout cas, il y a eu des quotas mis en place sous le gouvernement de Sarkozy grâce à la loi Attali, mais ça a été à la fois une bonne chose et une mauvaise chose. Les chaînes qui faisaient plus de 2 % d’audiences ont eu l’obligation de décrire progressivement un programme par semaine, puis un programme par soir, puis la plupart de leurs programmes. Ils le font en partie mais ne le font pas à hauteur de ce qu’ils devraient faire. Puis les salles de cinéma ne sont pas suffisamment équipées. Les quotas imposés sont pris comme une contrainte pour les producteurs et diffuseurs, donc ils le font parce qu’ils sont obligés. Sauf quelques exceptions de gens qui voient l’audiodescription comme un outil qu’on peut utiliser de pleins de façons différentes, globalement l’aménagement est fait pour répondre à l’obligation. Dans ce cas c’est pris comme une prestation de service.

© Mariane

Par exemple, il faut savoir que nous ne sommes pas reconnus comme auteurs. Nous sommes payés comme auteurs, mais pas reconnus comme tels. On est reconnu sur le papier mais on ne touche pas de droits. Si ton texte est diffusé plein de fois, tu ne toucheras pas comme les auteurs au moment de la diffusion. Pour finir la boucle, c’est que les chaînes et les producteurs, comme ils voient ça comme une prestation, les tarifs ont baissé atrocement. Pour donner un ordre d’échelle, j’ai commencé au moment où on évaluait notre traduction pour un film de manière forfaitaire, en fonction de la difficulté du film. Aujourd’hui c’est fini. On règle à la minute. Donc on est considéré comme prestataire. En moyenne on est passé de 33 euros à moins de 23 euros. Il y a des gens qui travaillent à 11 euros la minute. Ça peut même aller jusqu’à moins de 9 euros. Beaucoup de studios et de labos se sont précipités sur l’audiodescription pour rendre plus attrayant leur package de post-production. Ils disent aux producteurs et aux chaines “si vous faites chez nous le mixage et l’étalonnage etc, on peut vous rajouter aussi dans le package l’audiodescription et le sous-titrage malentendant”. Du coup, ils margent sur l’écriture. Donc les quotas, ça a fait qu’il y ait beaucoup plus de films adaptés aux non-voyants, mais avec cette baisse de prix et des conditions de travail, donc une baisse de la qualité parce que les gens travaillent à la chaîne.

“L’audiodescription passe par une certaine notion d’analyse filmique.”

 

Cette baisse des conditions de travail empiète-t-elle sur la dimension militante de l’audiodescription ?

Ça empiète. En général quand tu es bien rodé et que tu te boostes, il faut compter 10 jours d’écriture pleins pour un film, en incluant les week-ends et quelques nuits. Et ça, c’est vraiment quand ça roule bien. Mais aujourd’hui on peut te donner à traduire un film en te demandant de le rendre 5 jours, voire 3 jours après. Donc tu ne sais même plus ce que tu écris. Tu n’as pas de recul, tu ne peux pas relire.

Traduire un film, c’est aussi traduire l’identité et l’écriture d’un réalisateur, ses intentions de mise en scène. Comment procédez-vous pour en rendre compte le plus fidèlement possible ?

C’est toute la difficulté. Je pense effectivement que tu ne peux pas faire ce métier si tu n’est pas sensible à l’écriture cinématographique et si tu n’as pas une certaine approche de ça ; parce que tu es cinéphile ou parce que tu as fait des études de cinéma. Parce que c’est quelque chose qui te passionne. Évidemment il y a une part de subjectivité. C’est à dire que tu prétends comprendre la patte de ce réalisateur. C’est un peu périlleux parce que parfois, tu peux te planter aussi. Donc oui, l’audiodescription passe par une certaine notion d’analyse filmique. Ça passe aussi par une maîtrise de la langue pour pouvoir l’adapter au ressenti que tu as. Si tu veux faire les choses de manière vraiment fine et ciselée tu auras peut-être intérêt à fournir un travail de documentation, à lire 2, 3 choses autour du film ou le réalisateur. C’est important de demander à la production le scénario et le dossier de production. Bon là je te parle dans le meilleur des mondes.

Je pense que c’est important aussi de tenir au courant le réalisateur, qu’il puisse lire la version audio-décrite, et t’en faire un retour. Un retour qui ne sera pas toujours pertinent parce qu’ils n’ont pas forcément idée des contraintes dans lesquelles tu es, mais quand même. On n’est pas censé faire de l’interprétation mais parfois on est un peu trop subjectif sur le film. Donc c’est important qu’il y ait ce double regard. C’est aussi important de travailler à 2. Avec un relecteur aveugle, mais ce n’est pas systématique. Je pense que c’est bien de le faire quand tu en as la possibilité, mais je pense aussi qu’il faut que le relecteur aveugle soit quelqu’un de formé aussi, ça reste un métier. Mais c’est d’autant mieux de le faire d’un point de vue militant, parce qu’on sait très bien que les personnes en situation de handicap galèrent assez pour trouver du travail. Il s’avère que ce travail-là peut leur être dédié.

Certains genres cinématographiques sont-ils plus laborieux à audio-décrire que d’autres ?

Tout dépend de ton ressenti. Ça dépend de ce que tu aimes, aussi. Je connais des audiodescripteurs qui adorent les films d’action. Ils vont adorer décrire Matrix. Ce n’est pas la question d’aimer ou pas le film. C’est qu’il y a des films où l’action va très vite. Il faut être très synthétique, mais en même temps ne pas oublier un personnage pour ne pas qu’il y ait de frustration, sans être non plus surchargé. Je ne suis pas à l’aise là-dedans. Même Star Wars par exemple, il y a immensément de détails, beaucoup de choses autour des costumes, de l’action et en même temps tout est condensé. Ce n’est pas ce que je préfère, mais certains vont adorer. Moi, je préfère les films plus contemplatifs. Je vais y avoir de la place pour l’écriture. J’aime effectivement essayer d’être le caméléon. Je vais adorer par exemple décrire Lady Chatterley parce que c’est un film avec des costumes, puis on peut bien essayer d’adapter le style, chercher et avoir de l’espace pour ça.

“Quand on écoute une audiodescription, on ne s’imagine pas en permanence devant un écran rectangulaire.”

 

Copyright D.R.

Pourriez-vous partager une expérience d’audiodescription particulièrement laborieuse ?

Sans toit ni loi, d’Agnès Varda, qui est un film que j’adore en plus. Je m’étais mise la pression par rapport au résultat final. En plus, j’étais en lien avec Agnès Varda qui réalisait. Dans Sans toit ni loi, il y a 12 travellings qui sont répétitifs où le personnage de Sandrine Bonnaire marche de droite à gauche. La caméra la suit en travelling et à chaque fois, la caméra dépasse le personnage et s’autonomise pour filmer des choses autres qu’elle, voire des choses inertes. Mais toujours avec un mouvement. Aussi, chaque travelling commence par la dernière chose qui finit le travelling d’avant. Ça, ce n’est le plus difficile à rendre. C’est la notion de mouvement. Je suis contre le fait de donner des termes techniques dans l’audiodescription, ça fait sortir de la narration. En tant que spectatrice quand je regard un film, bien que j’ai fait des études de cinéma, je ne passe pas mon temps à faire de l’analyse filmique.

Ce qu’il faut, c’est rendre la sensation de travelling. Donc très difficile de rendre cette sensation parce que, par quoi ça passe ? Souvent par le verbe, par l’action. Il faut donner une sensation de fluidité. Mais surtout, et alors là le pire, comment fait-on pour continuer à décrire quelque chose sans qu’on sache qui regarde ? Parce qu’il n’y a pas de regard déterminé. C’était extrêmement complexe, et Agnès Varda avait construit tous les travellings en disant que c’était Mona (personnage de Sandrine Bonnaire, NDLR) qui marchait de droite à gauche, parce qu’elle marche vers sa mort. Elle ne va pas de l’avant, mais elle fait une sorte de marche arrière. C’est pour ça que c’est très intéressant l’analyse filmique. Mais vraiment, dire “Mona marche de droite à gauche” d’abord ce n’est pas très joli à l’oreille, mais surtout le son est tout autour de nous quand on écoute une audiodescription. On ne s’imagine pas en permanence devant un écran rectangulaire avec des entrées et sorties de champ. D’où aussi la complexité de rendre les sorties de champ en audiodescription. On peut rendre compte d’une valeur de plan, mais le mouvement et la sortie de champ, c’est très dur.”

Un grand merci à Marie Gaumy pour son partage et sa disponibilité.

Pour découvrir les actions de l’association Valentin Hauy : https://www.avh.asso.fr/fr

A l’initiative d’Anne-Sarah Kertudo, les Lectures Singulières visent à explorer la lecture par  l’intermédiaire de sens insoupçonnés. Une harmonie entre sensation, sensibilité et curiosité. Les prochains évènements à suivre : https://www.facebook.com/LesLecturesSingulieres/

© Véronique Balizet

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