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Le film culte – « La Jetée » : photo-roman sur grand écran

Crédits : La Jetée – Cinémathèque Française

Chaque mois la rédaction de Maze revient sur un film qui a marqué l’histoire du cinéma. Après les mafieux façon Martin Scorcese avec Casino, le cinéma d’expérimentation français, La Jetée de Chris Marker.

En 1962, le monde du cinéma était marqué par le décès de la désormais mythique Marilyn Monroe. Mais si l’industrie du cinéma en 1962 avait quelque chose d’autre à nous offrir. Et si cette année précise, Chris Marker avait engendré l’un des films de science-fiction français les plus cultes ? Accrochez-vous, on vous embarque dans un voyage dans le temps devenu intemporel.

Un photographe derrière la caméra

Chris Marker est réalisateur mais l’on sent bien dès les premières minutes de La Jetée qu’il va nous faire vivre un moment de cinéma unique. Également photographe, il use dans ces 28 minutes de pure science-fiction quasiment uniquement de photographies, d’images fixes – à l’exception d’un plan dans lequel l’actrice principale incarnée par Hélène Châtelain cligne des yeux – .

Et pourtant il ne peine aucunement à nous embarquer dans son univers apocalyptique où toute forme de civilisation semble avoir disparue à l’exception de quelques hommes qui se sont retranchés dans les souterrains de Paris. Construit comme un photo-roman, La Jetée nous parle de notre rapport au temps et à la mémoire. Mais il explore aussi et surtout l’obsession que l’on peut développer pour une image désormais devenue souvenir.

Rien ne distingue les souvenirs des autres moments. Ce n’est que plus tard qu’ils se font reconnaître à leurs cicatrices.

Une obsession pour l’image déformée par la mémoire qui semble faire fortement écho aux expériences ressenties par l’artiste qui essaye de créer en partant d’une idée, d’une vision qui lui échappe.

La science-fiction sous la Guerre Froide

Dès les premières secondes du film, le ton est donné. Jean Négroni de sa voix roque énonce ce qui pourrait être en littérature l’incipit de cette fable de science-fiction. Le sujet est planté et dénote d’une crainte réelle de voir un jour survenir une troisième Guerre Mondiale. En ces années 1960, les tensions entre le bloc soviétique et les États-Unis en inquiète plus d’un.

L’année de la sortie du photo-roman de Chris Marker dans les salles, cette crainte est très vive lors de la Crise des missiles à Cuba. Le réalisateur s’inscrit donc dans son époque et dépeint à la fois ses craintes personnelles liées à la vie d’artiste et en même temps celles d’une génération entière. C’est dans un climat de tension permanent, à l’image de la Guerre Froide, que « l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance » nous est contée. Les clichés dans un noir et blanc saturés emprisonne le spectateur dans les souterrains de Chaillot et dans l’apocalypse qui mena à la destruction de Paris devenue inhabitable car radioactive.

Un désordre temporel

Ici, l’Humanité n’est plus. Elle est condamnée. Le seul moyen de liaison avec cette dernière et les moyens de survie est le voyage dans le temps. Les expériences débutent alors sur notre protagoniste prisonnier des hommes des souterrains. On ne saura jamais son nom. Cet adulte marqué par un souvenir d’enfance, cela pourrait être vous, cela pourrait être nous. Il est choisi pour son obsession pour une image du passée. Une image du passée qui pourrait bien l’aider à mieux « renaître une seconde fois en tant qu’adulte » afin de sauver l’Humanité déjà perdue.

Les photographies sont puissantes pour évoquer la douleur ressentie par le prisonnier sur lequel les chercheurs expérimentent mais également pour symboliser le passage brutal entre le présent apocalyptique et une époque bénite où le bonheur était encore possible. Les images s’entremêlent comme lorsque l’on se souviens des périodes de sa vie sans trop savoir ce qui vient avant et ce qui vient après. On voyage dans les méandres du temps mais surtout dans le labyrinthe mémoriel de cet homme qui croise un visage dont il croit se souvenir à chaque coin de rue. En résulte une œuvre volontairement déstructurée qui peut perdre au premier abord mais qui est en totale cohésion avec le message que veut faire passer Chris Marker.

La musique comme élément de narration

Les particularités de La Jetée sont ses images fixes qui rendent la narration plus entrecoupée que dans un film classique. Chris Marker opte donc pour l’introduction d’une bande sonore donnant une certaine continuité aux photographies qui défilent. Ces sons participent à l’installation d’une ambiance pesante pour le protagoniste comme pour le spectateur. Musiques dramatiques à la découverte d’un Paris irradié, chuchotements dans une langue étrangère – l’allemand ? – lors des expériences réalisées sur l’homme, battements de cœurs de ce dernier. Tout est fait pour nous faire ressentir la peur du protagoniste et l’horreur de la troisième Guerre Mondiale.

On se sent comme un étranger dans ce monde comme dans le passé. S’en suivent de longs silence qui viennent ajouter à cette ambiance unique qui flotte dans La Jetée. Un silence causé par la disparition de l’Humanité dans le présent. Les retours dans le passé aideront-ils l’espèce humaine à survivre ? Ne gâchons pas le plaisir du spectateur à la découverte du dénouement final ! La Jetée est un film à voir et non à raconter.

À sa sortie, La Jetée convainc les critiques et le public en quête d’expériences nouvelles au cinéma. Quelques années plus tard, en 1995, un remake du très grand Terry Gilliam verra le jour : L’Armée des douze singes. Désormais plus célèbre que l’original, il explore les mêmes questionnements mais ce qui faisait la poésie du court métrage de Chris Marker a disparu. On se retrouve avec un très bon film mais qui n’explore pas de possibilités nouvelles au cinéma à la différence du réalisateur français qui avait poussée l’expérimentation jusqu’à transformer des photographies en un film. Un chef d’œuvre des années 1960 à voir au moins une fois tant il est, de nos jours encore, une expérience inédite de cinéma qui en inspira beaucoup d’autres.

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