CINÉMA

Rencontre avec Damien Manivel, cinéaste funambule

L’hivers à Aomori, une certaine atmosphère du Japon enneigé. Une nuit d’insomnie, un petit garçon de six ans se lève pour aller chercher à manger dans le frigo dans la cuisine familiale. Dans la pénombre et le silence, son visage endormi lutte devant la lueur de la télévision. Dès cette ouverture, nous sommes comme hypnosé.es devant cette histoire simple, universelle.

Tout se tient sur un fil : le scénario, les silences, le bruit des pas irrégulières dans la neige. Et pourtant c’est immense, virtuose : du cinéma, celui qui ne se regarde pas filmer, celui capable d’allier dans le même mouvement, pudeur et profondeur.

Takara, la nuit où j’ai nagé : derrière ce titre mystérieux et poétique se cache un merveilleux portrait à hauteur d’enfant. Et l’enfance, c’est aussi parfois la solitude, la mélancolie, la peur de l’abandon. La singularité de ce film tient au fait qu’il n’y a pas de grand drame, et pourtant, tout y fait événement. Léger, subtile, délicat, les situations  vont et viennent au gré du vent, comme la vie.

Devant ces moments précieux, nous ressentons de l’apaisement. Curieux.se, nous sommes allé.es à la rencontre de l’un des deux co-auteur-réalisateur, Damien Manivel.

 

Takara est votre troisième long-métrage, au rythme de presque un film par an ; d’où vous est venue l’idée de coréaliser au Japon avec Korei Igarashi ?

Damien Manivel : C’est venu de notre rencontre avec Kohei à Locarno en 2014. Il présentait son deuxième long-métrage, moi je présentais mon premier long. Il a aimé mon film, j’ai aimé le sien. On s’est retrouvé à un déjeuner l’un à côté de l’autre et comme je parle un peu le japonais, on a commencé à discuter. On est devenus amis. On s’est pas mal revus lors de la sortie d’Un Jeune poète au Japon. On parlait tout le temps de cinéma, des films qu’on rêvait de faire, ce qu’on a envie de produire. Et lors d’une soirée, on s’est dit :   « faisons un film ensemble ! » (Rires) C’est parti de là, j’aime bien quand ça commence comme ça, car ça te tombe dessus, je sais que j’avais envie de refaire un film assez vite. Voilà, par amitié et par challenge, on a décidé de faire ce film ensemble.

Vous avez décidé de filmer à Aomori par attachement à cet endroit ?

Non, on voulait surtout un lieu que ni lui ni moi ne connaissions. Igarashi habite à Tokyo donc tourner là-bas aurait créé une forme de déséquilibre. Alors on s’est dit qu’on allait découvrir un lieu ensemble. Quand on a commencé le travail, on s’est demandé ce qu’on voulait le plus filmer : pour Igarashi c’était un enfant, et moi je voulais filmer la neige (parce que tous mes autres films se passent l’été). On a gardé ces deux idées et on a choisi Aomori, car c’est la région la plus enneigée du Japon. On est allés là-bas en repérage l’été qui précède le tournage, et c’est là qu’on a rencontré Takara.

Takara Kogawa dans Takara ©Shellac

Comment l’avez-vous trouvé ?

On a fait du casting sauvage. Là, c’était à la sortie d’un petit concert de jazz, d’un groupe japonais que j’aime beaucoup. Comme ils passaient dans la ville où l’on faisait nos repérages, on a voulu y aller. Le concert était bien, et par chance, il se trouve que le public était familial, il y avait plein d’enfants. À la fin, Igarashi me dit : « t’as vu le petit gars là-bas ? » J’ai dit : « oui » et on est allés lui parler, on a rencontré sa maman. Ça a commencé comme ça.

Au final, toute la famille est dans le film !
Oui, ça a pris du temps, car personne n’est acteur, ce n’est pas leur métier et on ne voulait pas les intimider. Depuis qu’on a écrit le premier jet du scénario, on avait envie de travailler avec une vraie famille. Mais ce n’est pas évident, tu ne vas pas voir des gens simplement en disant : « ok je vais tous vous filmer c’est parti ! » Ce n’est pas aussi simple… il faut construire une relation avant toute chose.

Du coup, Takara est le personnage principal. Juste avant le tournage, on a demandé à sa grande sœur si elle voulait jouer dedans, elle était très contente. À la moitié du tournage, on a demandé à la maman, elle était d’accord. Et à la fin on a demandé au père, et il a dit : « ok ». C’était assez progressif. Je pense que si dès le début on avait demandé au père de jouer, il aurait refusé à mon avis (je l’adore, mais c’est un homme au premier abord pas très bavard, renfermé). Au fur et à mesure du tournage, grâce à une relation d’amitié et de confiance ils ont tous accepté.

Le père de Takara dans Takara ©Shellac

Cela veut dire que vous avez tourné dans l’ordre chronologique ? 

Plus ou moins, on essaie, c’est important pour nous de voir comment l’histoire se construit au fur et à mesure, pour bien sentir les choses. Et pour Takara, qui n’avait jamais fait de film, et qui au moment du tournage avait à peine sept ans, il fallait qu’il puisse croire en quelque chose, qu’il puisse se raconter une histoire. Par exemple, si on avait tourné avec quelqu’un qui n’est pas sa maman et qu’on lui avait dit : « c’est ta maman », il n’aurait pas compris. On est obligé d’y aller le plus calmement possible en étant à l’écoute de Takara.

Comment avez-vous procédé pour filmer à hauteur d’enfant ? Est-ce difficile d’appréhender la mise en scène à son échelle ? 

Je pense qu’il y a énormément d’excellents films sur l’enfance, des chefs-d’œuvre. On a essayé de faire un film différent : un film qui ne pose pas le drame du monde des adultes contre celui des enfants, ou celui de la société contre l’enfance. Dans le scénario on a évacué le potentiel dramatique de la fugue, pour se concentrer sur : « c’est quoi être baigné dans la solitude, la mélancolie, les jeux de l’enfance ? »

On a voulu une mise en scène assez claire, maîtrisée, précise au sein de laquelle Takara exprime toute sa liberté. Ce n’est pas évident comme parti pris, j’espère qu’on a réussi. Ce qui nous intéressait, ce sont tous les gestes de l’enfant, la manière dont il bouge, tous ces détails qu’on ne prend pas le temps d’observer habituellement et qui portent une grande émotion. En tout cas, on ne pouvait pas le forcer à faire les choses. S’il était triste, on avait l’occasion de faire une scène triste, s’il avait envie de jouer, on allait faire une scène où il joue, etc. C’est comme cela qu’on a procédé. 

La frontière entre fiction et documentaire semble souvent poreuse dans vos films. Il y a eu une réelle volonté de laisser cette frontière trouble dans Takara aussi ? 

Oui, c’est complètement l’idée. J’allais dire… encore plus celui-là, mais non. Peut-être que les spectateurs iront voir le film sans savoir que c’est une vraie famille ; mais pour moi c’est hyper important. Cela fait même partie des choses les plus importantes. C’est une fiction, qui raconte une histoire très simple, comme un livre pour enfants. Mais derrière, il y a une vraie base documentaire, nous avons filmé une vraie famille.

Toutes les photos du film sont les vraies photos de l’appareil de Takara qu’il a eu à Noël, deux semaines avant le début de tournage. Le dessin est de lui. À la base, on lui a proposé de dessiner son père à qui il le donnerait ensuite. Mais il ne voulait pas, on lui a dit de dessiner quelque chose en rapport avec son père, et c’est là qu’il a dessiné les poissons. Pour nous, plus important encore que d’être dans le documentaire, c’est d’être dans le document, qu’il y ait des choses qui soit réelles, c’est comme filmer des souvenirs qui pourtant n’ont pas eu lieu.

Étant donné votre attention particulière portée à Takara, sa part d’improvisation a dû être importante… 

La structure du film est divisée en trois chapitres : le film commence par une longue nuit d’insomnie, se poursuit par un épisode de fugue et se termine sur un long sommeil le soir, avec à la fin du film la séquence avec le père… tout cela se déroule en vingt-quatre heures. Tout était déjà écrit, mais en laissant des blancs, des vides. Le scénario fait quelques pages : chaque scène c’est une phrase. Quand on commence le travail, il faut découvrir le mystère de chaque scène : « tiens on a écrit cette scène-là, que va-t-il se passer ? » On le découvre au moment du tournage.

Le tournage vient finalement révéler ces phrases du scénario ? 

Exactement, mais on garde la structure de départ. On ne sait pas comment Takara va faire les choses. Sans doute va-t-il nous proposer des idées meilleures ? Igarashi et moi, nous aimons être surpris. On n’aime pas tout diriger et avec un enfant, tu es surpris tout le temps ! C’est compliqué mais réjouissant. Avec la neige, c’est l’enfer, il peut faire très beau et vingt minutes après, il y a une tempête… Sur le tournage on est tout le temps confrontés aux problèmes et c’est notre travail d’y répondre. Sur le moment je déteste ça, je me mets dans des états pas possibles mais j’en redemande donc je crois que dans le fond j’aime ça.

Takara ©Shellac

Combien de temps le tournage a-t-il duré ? 

À cause des dures conditions météorologiques, on ne pouvait pas travailler longtemps tous les jours. On a étalé le tournage sur six semaines, Takara n’avait que sept ans, il ne fallait pas le fatiguer non plus ; à côté de ça il allait toujours à l’école.

Comment avez-vous travaillé à partager un regard et un langage commun à la mise en scène avec Korei Igarashi ?

Igarashi et moi sommes vraiment très différents, notamment au tournage. Il est très calme, on a l’impression qu’il n’est pas du tout stressé. Et moi au contraire sur un tournage, j’aime bien être un peu stressé, je suis excité. Pour qu’un plan fonctionne, il y a tellement de problèmes à résoudre : la neige, Takara… On est tellement à l’écoute de ce que Takara va proposer comme idée qu’au final, nos regards ne sont pas centrés sur nous mais sur lui, pour que quelque chose de beau advienne.

Quand l’idée d’Igarashi était meilleure que la mienne, on partait dessus, et vice versa. Parfois, Takara nous proposait quelque chose et presque à chaque fois on disait « ok ». On ne se fixait pas de règles pour séparer le travail, ça s’est fait toujours très naturellement. On a eu de la chance, ça aurait pu mal se passer. Faire un film à deux, c’est compliqué.

Qu’est-ce qui a changé dans votre méthode de travail le fait de coréaliser un film à l’étranger ? 

Je parle japonais mais pas suffisamment bien pour régler tous les problèmes. Il a fallu plus déléguer. Je pense avoir laissé plus de place aux autres aussi, ce qui était assez agréable. Pour être tout à fait honnête, avant de faire le film j’avais très peur, car je n’avais jamais tourné à l’étranger, je me suis dit : « ça va tout changer » mais une fois que l’équipe est là et qu’on commence à faire des plans, c’est le langage du cinéma qui prend le dessus ; j’ai eu l’impression d’être à Sète, ou d’être dans un parc en train de faire un film. Je veux dire, concrètement, ça ne change pas, c’est un film. La question : « est-ce que c’est beau ? Est-ce qu’il se passe quelque chose dans le plan ? » arrive très vite.

Takara ©Shellac

Quelle est la question que vous vous posez au moment où vous vous apprêtez à tourner un plan ? 

90 % des questions sont purement techniques : « Une voiture va-t-elle passer dans le champ ? Comment se sent Takara, est-ce qu’il n’est pas trop fatigué ? Va-t-on réussir à faire plus de deux prises ? Est-ce que la caméra est placée au bon endroit ? Quel plan va-t-on faire après ? » Ensuite quand ça tourne, je peux vraiment me mettre au travail « artistiquement » et me plonger entièrement dans le plan pour voir si ça me procure quelque chose, tout simplement.

Vous ne vous basez pas sur le découpage à proprement dit ? 

C’est un film plus découpé que mes précédents mais peu découpé comparé à d’autres films. Je dessine tous les plans avant de tourner mais une fois sur le plateau, on change tout. Par contre, le trajet du personnage est choisi en amont. On a de la chance, car Igarashi a à peu près la même méthode de travail au Japon mais c’est particulier, ça peut déstabiliser certains au début. Le principe est d’être très précis sur certaines choses et très imprécis sur d’autres. Cela permet de garder une certaine tension au tournage.

J’ai lu que vous avez eu une formation de danseur et acrobate, quand vous fabriquez vos films, réfléchissez-vous en termes d’équilibre, de chorégraphie et de rythme ? 

Oui c’est très important pour moi. Je pense beaucoup en termes de chorégraphie même si je ne chorégraphie pas les mouvements que vont faire les acteurs. Quand je suis derrière la caméra, je regarde les acteurs comme des danseurs. J’ai toujours fait comme ça et si je sens que c’est juste, c’est surtout par rapport aux mouvements, à la temporalité, les attitudes, les silences, les petits gestes. J’ai presque l’impression d’être en train de construire un spectacle ! (Rires) Dans tous les cas, c’est ce que je me raconte dans ma tête. Quand on voit les films, on suit une histoire, mais quand je les fabrique, je suis beaucoup dans la danse effectivement.

Takara est un film muet, c’est comme si le langage corporel est beaucoup plus expressif que les mots, en occurrence ici il n’y en a pas. 

Totalement. Il a plusieurs choses. C’est un film qui peut rappeler le cinéma de Tati, les films où il y a très peu de paroles et où on suit un personnage qui est très expressif dans ses gestes. On n’a pas décidé tout de suite que ça serait un film muet, mais au bout de deux jours de tournage. On tournait les scènes d’insomnie et on a trouvé assez géniaux les petits détails très authentiques qui racontent ce que ça fait d’être un enfant, d’avoir douze mille idées à la seconde, de faire quelque chose puis la seconde après de s’endormir.

Faire un film sans paroles ça force aussi à construire une atmosphère qui englobe, c’est vraiment un film à voir en salle par exemple. Je pense que c’est là où on peut entendre cette musique de l’atmosphère du film, des sons de la neige. Pour moi, ces petites choses sont très belles et racontent énormément.

Takara Kogawa dans Takara ©Shellac

Après Le Parc, c’est votre deuxième collaboration avec William Laboury au montage, comment avez-vous agencé le film sous forme de chapitres ? 

La structure chapitrée était-là dès le scénario mais il n’y avait pas encore les titres. Ça s’est décidé au montage, c’était une idée à laquelle je tenais beaucoup. J’avais déjà fait ça sur Un Jeune poète. J’adore travailler avec William, son regard est très différent du mien. Il arrive à trouver des choses que je serais incapable de trouver. C’est précieux pour moi de bosser avec lui. Il me décale, et sculpte mes idées. Il m’amène ailleurs. J’espère que William pourra venir au Japon pour l’avant-première, rencontrer le pays et ceux qui ont fait le film.

Moi, ça fait assez longtemps que j’avais envie de faire un film au Japon, depuis la première fois que j’y suis allé. Ça me faisait assez peur, je ne voulais surtout pas faire un film exotique. Je suis un réalisateur français, mais je ne voulais pas que ce soit un film sur le regard d’un Français sur le Japon. Il y a sans doute eu des bons films faits avec ce point de vue là, mais je pense que l’une des réussites du film est qu’on ne peut pas dire : « c’est fait par un Français, par un Japonais ou autre. » Ça m’aurait beaucoup dérangé. Je pense qu’on a évité ça, et que c’est un film avant tout.

Peut-être est-ce une question de distanciation et de référence par rapport à sa propre culture ? 

Ce n’est peut-être pas à moi de dire, car je ne suis pas critique ou quoi que ce soit, mais j’ai la sensation que mes films ressemblent peu à des films français. Mais c’est ma sensation. Il y a des gens qui disent que ça ressemble à du Rohmer, mais ma culture cinématographique qui est récente s’inspire plus du cinéma asiatique ou étranger. Que ce soit le cinéma japonais, chinois, taïwanais, ou sud-américain. Ma culture cinématographique vient d’ailleurs (hormis Bresson).

Les premiers qui m’ont donné envie de faire du cinéma, ce sont les films de fantôme. Je connais beaucoup mieux Hong Sang Soo que Rohmer. Après, je pense que tout est interconnecté, mélangé, quand on crée un film c’est plus compliqué que : « ah je vais m’inspirer d’un tel… »

Rémi Taffanel dans Un Jeune poète ©Shellac

Toutes ces références qui vous nourrissent ne peuvent pas sortir de manière brute, ils sont digérés par votre propre regard. 

Oui, à un moment il y a des choses qui sortent. Quand je fais un film, je pense davantage à la danse ou à la peinture.

Quelles sont justement les œuvres qui ont forgé votre appétit pour le cinéma ? 

Il y en a tellement… Au départ, beaucoup de films fantastiques asiatiques, des films de fantôme japonais, toute la vague de la J-Horror. Après, je me suis plus intéressé au cinéma classique comme Ozu ou Mikio Naruse, Tsai-ming Liang énormément, Hou Hsiao-sien. Et en France, Robert Bresson. Lisandro Alonso en Argentine. Pedro Costa aussi, je le trouve fabuleux. Il y en a tellement. Parfois ça motive, parfois ça inhibe, il faut trouver le juste équilibre. Le fait qu’il y a beaucoup d’excellents films, c’est stimulant.

Vous êtes aussi inspiré par des musiciens, peintres, chorégraphes ? 

Chorégraphes, oui. J’essaye d’aller assez souvent voir des spectacles. J’écoute beaucoup de musique mais j’en mets peu dans mes films, l’inspiration ne vient pas forcément de là. Par contre la peinture oui, religieuse ou moderne, mais toujours figurative.

Takara Kogawa dans Takara ©Shellac

C’est votre premier film sur l’hiver, qu’avez-vous de ressenti de particulier sur le tournage… à part le froid ? (Rires) 

Je pense que ça donne une tonalité différente à l’image. Là, il se trouve qu’on a un personnage assez gai, ludique et joueur, le contraste avec l’hiver est intéressant. La grande scène de tempête de neige dans le film était très dure à faire mais quand on réussit un plan comme ça, le soir quand on rentre, on est vraiment content ! (Rires) J’aimerais tourner mon prochain film en hiver aussi.

Au Japon ? 

Non, en France. Mais avec une autre tonalité, ça serait plus la pluie que la neige.  J’aimerais beaucoup filmer l’automne, je pense que ce sont des choses qui me donnent envie de faire des films, les saisons, les âges des protagonistes… là c’était un garçon de six ans, mais je sais que j’ai envie de filmer des gens plus âgés. Quand je pense à un âge, trente ans ou cinquante-cinq ans, il y a déjà un monde de fiction qui s’ouvre, il y a une histoire qui arrive. Quand je pense aux saisons, aux âges, des images m’arrivent.

Que cela soit dans Un Dimanche matin, Le ParcUn Jeune Poète ou Takara, vos personnages déambulent beaucoup, quel est votre rapport à la marche dans vos films, mais aussi dans la vie en général ? 

J’adore marcher, mais je ne marche pas assez pour le plaisir car je suis tout le temps en train de faire plein de trucs. Le travail, je le fais dans un café ou à mon bureau. C’est bizarre mais les idées les plus organiques, les idées qui restent, me viennent en marchant, en dormant, en vacances ou quand je tombe malade.

Naomie Vogt-Roby & Maxime Bachellerie dans Le Parc ©Shellac

L’idée que l’esprit et le corps sont intimement liés, et qu’en épuisant du corps, l’esprit se libère… 

Oui, on parlait de la danse tout à l’heure, j’envisage tout comme de la danse, même s’il y a des mouvements réalistes et quotidiens. Donc c’est normal que la marche ou le sommeil arrive naturellement dans mes films. Par exemple, j’aime filmer des personnages qui montent les escaliers, j’ai l’impression qu’il se passe quelque chose à ce moment-là. Je ne sais pas si les autres cinéastes partagent cela.

Comme le dernier plan de Le Parc ? 

Ah oui, j’avais oublié ! Quand on marche il y a une ouverture sur le monde, il peut y avoir un arrière-plan, des nuages qui bougent… Je m’intéresse à ce genre de choses, tous ces petits détails. C’est ce qui fait qu’il y ait des gens qui se connectent totalement à mes films, qui arrivent vraiment à rentrer dedans car ils reconnaissent des choses qu’ils vivent dans leur vie, ils jettent alors un nouveau regard sur des choses à priori banales ; et d’autres qui ne rentrent pas dedans, car ils considèrent que ce n’est presque pas du cinéma.

Naomie Vogt-Roby dans Le Parc ©Shellac

Parfois quand on regarde vos films, on a l’impression d’entrer dans un état d’hypnose, de méditation. Je trouve que votre cinéma permet de libérer quelque chose, l’esprit peut-être justement. Est-ce quelque chose dont vous avez conscience ?

Pas vraiment, je pense que c’est dû aux images, aux sons, aux rythmes ; mais si je pense à Takara, il y a quelque chose autour du sommeil. Je crois que je fais des films qui sont entre le rêve et la réalité. Ce sont des films où le silence a sa place, des films qui sont sur le fil. Dans Le Parc, je suis allé un peu dans le monde du rêve, mais en général j’essaie de rester vraiment à cet endroit très ténu et fragile où l’on voit une situation réaliste qui décolle un tout petit peu, d’un millimètre.

Vous avez déclaré dans une interview que « la clarté est mystérieuse », cela semble renvoyer à ce que vous dites… 

Par exemple, j’adore ce que fait Lynch, mais c’est carrément différent, il crée un monde. De mon côté, modestement, j’essaye de partir de la réalité la plus simple et réaliste possible et par la façon dont je la filme, les mouvements des acteurs et la qualité du temps qui passe, il se crée un décalage. Le réel devient sentimental. Le pitch de Takara est : « un petit garçon de six ans veut donner un dessin à son papa, car il le voit très peu. » On ne peut pas faire plus simple. Donc, à chaque fois que je filme, je me dis : « force-toi à filmer les choses les plus simples, celles que tout le monde connaît, deux personnes qui tombent amoureuses par exemple, filme ça vraiment au premier degré. »

Et derrière ce premier degré, ce côté très frontal, je découvre qu’il y a un mystère, qu’il y a quelque chose de l’ordre du songe, de la pensée, du secret, une certaine mélancolie. Finalement, tu n’as pas besoin d’avoir les idées les plus originales du monde, tu peux filmer les choses que tu connais, mais si tu les filmes avec une certaine tension, avec un certain rapport, le mystère peut être là. C’est quelque chose que le cinéma m’apprend tous les jours. Je suis très loin d’avoir réussi à faire ce que j’aimerais faire, ça va mettre beaucoup de temps. Mais mon endroit de cinéma se trouve là, ça j’en suis convaincu.

C’est quelque chose que vous avez développé en tournant ? 

En tournant et en montant. Tu peux avoir plein de théories avant de faire un film mais à un moment (c’est souvent au montage) il faut accepter que ce soit le film qui décide. Il faut avoir un peu d’humilité : « Ok c’est moi qui ai tourné ces plans mais cela ne signifie pas que c’est moi qui suis le maître à bord, il faut accepter que le maître c’est le film. » C’est comme un corps, il a sa façon de bouger, et parfois il est bizarre, lent ou rapide : il faut accepter tout ce que te donne le film. Je vois très peu les films que j’ai terminé, mais je continue à y penser. Souvent, j’apprends des choses, c’est comme si les films m’enseignaient : « tu ne te rendais pas compte mais en fait voici de quoi ça parle. ». En tout cas, j’établis à chaque fois une relation réelle, je dialogue avec le film en cours.

Le dessin de Takara dans Takara ©Shellac

Chaque étape du film est un enseignement de la vie ? 

Sans doute. C’est pour ça que je suis attaché au fait de fabriquer, comme un entraînement. Peut-être que j’ai tort, mais je n’attends pas d’avoir la meilleure idée pour ensuite faire le meilleur film possible ; non, j’ai besoin d’avancer. C’est ce qui m’apprends à réfléchir sur moi-même. À la base, je viens du sport, de l’acrobatie, de la danse, j’ai besoin de m’entraîner. Pour l’instant, je ne suis pas comme Alain Cavalier, à avoir une caméra toujours sur moi, mais j’ai vraiment besoin de tourner.

C’est pour ça que vous faites des films assez rapidement ? 

Je crois.

Le fait que vous produisez vous-même vos films vous permet-il d’avancer au rythme que vous voulez ? 

Tout est difficile. Mais dans cette difficulté là je trouve une liberté, je peux faire mes films. C’est un combat. À chaque film, je prends un gros risque. C’est une drôle d’aventure.

Avez-vous l’impression de réajuster l’économie de vos films à chaque fois par rapport à vos précédentes expériences ? 

C’est compliqué, car chaque projet est différent et tu dois t’adapter. Un Jeune Poète se passe dans un quartier de Sète, on peut tout faire à pied, c’est logistiquement assez simple. Pour Le Parc, on bosse dans cinq parcs autour de la région de Poitiers, on a deux voitures, ça reste relativement simple aussi. Là c’est un film au Japon, c’est un peu plus compliqué, il y a pas mal de lieux différents sous la neige… donc une équipe plus grosse.

Je considère que mon travail est de m’adapter en permanence : « j’ai choisi de bosser sur tel sujet : l’enfance par exemple, alors je m’adapte. J’ai tant d’argent, je m’adapte. L’acteur me propose telle chose, je m’adapte. Je sais que demain la neige aura fondu, donc je dois tourner aujourd’hui. »

Takara Kogawa dans Takara ©Shellac

On revient à la danse, à la manière dont le corps s’adapte à l’environnement qui l’entoure. 

Oui, je crois qu’on chorégraphie beaucoup en s’adaptant au corps de l’interprète, et à ce qu’il propose. Quelle est sa gestuelle, est-il lent, ou rapide etc… Cette métaphore de la danse, je continue de plus en plus à l’inclure dans mon travail cinématographique.

Savez-vous ce que signifie le prénom « Takara » ? 

Ça veut dire « trésor ».

Takara, la nuit où j’ai nagé  : le titre français est très beau. Vous l’avez trouvé à deux ? 

« La nuit où j’ai nagé », c’est la traduction du titre japonais, on l’a découvert d’un dessinateur qui s’appelle Rokuro Taniuchi. Cela fait longtemps que je suis son travail, il dessine tout le temps des enfants, des paysages de neige, c’était une inspiration importante pour notre film. Avant le tournage, j’avais amené deux trois bouquins de lui, on regardait les dessins et leurs titres. Un jour, on est tombé sur un dessin qui représente un petit garçon dans son lit lors d’une nuit d’insomnie, son lit flottait dans l’air, et autour il y avait des petits poissons. Le titre était : « La nuit où j’ai nagé ». On s’est dit : « c’est hyper beau, c’est poétique, on va partir de là ».

Le titre des films japonais est généralement long, racontant des histoires à part entière ! 

Tout à fait ! Les films d’Igarashi ont notamment des titres comme ça. En France, on est moins habitués à des titres poétiques. Donc, on a choisi de resserrer le titre sur le portrait de « Takara ».

Takara Kogawa à la Mostra de Venise

Takara a vu le film ? 

Oui, il l’a vu à la Mostra de Venise, avec deux mille personnes. Au début, il n’a rien dit, c’est dans l’avion du retour (c’est la première fois qu’il voyageait hors du Japon) qu’il a dit à sa mère que le film n’était pas terminé et qu’il faillait que toute l’équipe reviennent à Aomori pour terminer le film, car on n’avait pas filmé la scène où il donnait lui-même le dessin à son père. Je trouve ça très émouvant. Il a compris l’histoire, il a peut-être voulu évacuer la tristesse contenue dans le film.

J’ai le sentiment qu’il existe plus de films sur l’enfance qui parle de la joie, du partage que de la solitude ou de la mélancolie. On pourrait penser que ces sujets touchent plus le monde des adultes. 

Tout à fait, je pense qu’il y a les deux. Il y a à la fois le jeu, le plaisir, la curiosité, et le côté drôle et maladroit de ce petit gamin dans la neige. En même temps, il y a un gouffre, une distance entre le père et le fils que beaucoup de gens peuvent ressentir. Je ressentais ça quand j’étais petit. Mon père travaillait pas mal, je le voyais plus que Takara voit le sien, mais il y a toujours cette solitude, dès l’enfance.

Pour Takara, est-ce que ça a changé son rapport au cinéma ? 

Je pense que Takara était très content, très touché de nous rencontrer et de travailler avec nous et toute l’équipe. On était une belle équipe. Là je retourne au japon dans trois-quatre jour, je vais le revoir pour l’avant-première à Aomori, je suis très content d’y retourner. Je pense que quelque chose d’humain s’est fait entre nous et on va rester en contact très longtemps. Je pense que ça l’intéresse plus que les paillettes et le cinéma. Il est plus intéressé par aller jouer dans la neige que de devenir acteur… après, si c’est nous, il le referait sans doute !

***

Takara, la nuit où j’ai nagé, de Damien Manivel & Kohei Igarashi, Shellac (1h18)

Sortie le 2 mai 2018

"Ethique est esthétique." Paul Vecchiali

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