SOCIÉTÉ

Un Mai 68 arménien ?

En Arménie, petit pays situé dans le sud du Caucase et peuplé par environ 3 millions d’habitant·e·s, le mois d’avril 2018 vient d’entrer dans l’Histoire. Après deux mandats présidentiels, Serge Sarkissian, fraîchement devenu Premier Ministre a démissionné suite à des jours de manifestations dans les rues d’Erevan. Cette mobilisation massive de la société civile a été appelée la Révolution de Velours. Des commentateur·rice·s en France ont rapidement évoqué un parfum de Mai 68 en Arménie. Qu’en est-il vraiment ?

Une tentative de coup de force

S’il est vrai que de nombreux·ses étudiant·e·s étaient dans la rue, et se révoltaient contre l’autorité, cette révolution arménienne est parvenue à mêler dans ses rangs des citoyen·ne·s de toutes classes sociales et de tout âge. Des militaires ont même rejoint les manifestant·e·s, et l’on a pu observer une réelle convergence des luttes avec un objectif précis et qui a été atteint : faire démissionner Serge Sarkissian.

Ce dernier a été élu président pour la première fois en 2008, et a effectué deux mandats de cinq ans, la limite imposée par la Constitution. En 2015, le pays avait voté en faveur d’un projet de réforme constitutionnelle pour passer d’un régime semi-présidentiel à un régime parlementaire, qui donnerait davantage de pouvoir au Premier ministre qu’au président de la République. Le Premier ministre devient ainsi le Chef de l’État, désigné par les parlementaires, sans limite de renouvellement. Le président de la République obtient un mandat de sept ans mais qui n’est pas renouvelable. Cette réforme était regardée avec une relative bienveillance par l’Union Européenne, visant officiellement à stabiliser le système politique du pays.

Mais à soixante-trois ans, Serge Sarkissian ne souhaitait pas quitter le pouvoir. En avril 2018, il a facilement été élu Premier ministre, puisque son parti politique, le parti républicain d’Arménie est majoritaire au parlement. Après dix ans au pouvoir, il comptait donc s’accorder sept ans de plus. Contre toute attente, la mobilisation des citoyen·ne·s contre cette tentative de coup de force a été beaucoup plus importante que dans le passé.

Les raisons de la colère

L’Arménie n’est pas une dictature et n’est pas tout à fait une démocratie non plus. Il s’agit de l’un de ces pays que l’on a du mal à qualifier. Après la fin de l’URSS en 1991, cette petite République du Caucase a adopté un régime semi-présidentiel et a vu les élections présidentielles s’enchaîner. Elles ont toujours été contestées par l’opposition. Les observateur·rice·s extérieur·e·s affirmaient néanmoins que les dernières élections avaient été les plus démocratiques depuis 1991.

Mais le pays est gangréné par la corruption. Il y en a à tous les étages, de la police locale, aux hôpitaux en passant par les universités et bien sûr au sein du gouvernement. Demandez à n’importe quel·le citoyen·ne et il aura plusieurs exemples à vous raconter. La pauvreté et le taux de chômage restent importants dans le pays. Beaucoup de gens tiennent grâce aux remises, c’est-à-dire l’argent envoyé par leurs familles vivant à l’étranger. En effet, s’il y a 3 millions d’habitant·e·s en Arménie, il y a 11 millions d’Arménien·ne·s dans le monde. La diaspora arménienne s’est formée il y a longtemps, notamment en conséquence du génocide, les survivant·e·s apatrides s’étant réfugié·e·s dans d’autres pays du Moyen-Orient, de l’Europe ou de l’Amérique. Mais il faut désormais ajouter à cela une nouvelle diaspora, qui fait suite à l’émigration massive des jeunes qui partent chercher un travail et une vie meilleure à l’étranger. On peut observer une fuite des cerveaux, mais aussi une émigration de travailleur·se·s non qualifié·e·s qui se rendent massivement en Russie pour effectuer des travaux souvent pénibles et aider financièrement leur famille.

Et dans ce contexte, les politicien·ne·s et leurs ami·e·s oligarques affichent leur richesse. L’Arménie n’est pas un pays où la corruption est cachée ou même taboue. Tout le monde sait ce que celui-ci ou celui-là possède. Et cela concerne Serge Sarkissian et ses proches également. Après dix ans de pouvoir, la rue s’est exprimée massivement contre tout un système, et non seulement contre la personne de Serge Sarkissian. Mais alors, afin de comprendre pourquoi cette mobilisation ne s’est pas produite plus tôt, et pourquoi après le temps de la réjouissance, beaucoup de citoyen·ne·s sont déjà inquiet·e·s, il faut prendre en considération les enjeux géopolitiques du pouvoir en Arménie.

Contexte géopolitique 

Pour comprendre les enjeux à long terme des bouleversements politiques en Arménie, il faut prendre en compte tous les pays qui l’entourent. D’un côté, la Turquie, qui nie toujours avoir commis un génocide en 1915 et avec qui l’Arménie n’a plus de relations diplomatiques – la frontière entre les deux pays est fermée. De l’autre, l’Azerbaïdjan, avec qui l’Arménie est en conflit au sujet du Nagorno Karabakh, une région que les deux pays réclament et qui est aujourd’hui un État de facto. Après une guerre de 1988 à 1994, le conflit est en théorie « gelé », mais se réchauffe de temps en temps. En avril 2016, les combats ont repris durant ce qui a été appelée la « Guerre des Quatre Jours ». La frontière est fortement militarisée des deux côtés. Au nord et au sud, la Géorgie et l’Iran, pays amis, et avec qui l’Arménie entretient des relations commerciales, mais pays eux-mêmes faisant face à des situations géopolitiques compliquées. La Russie a deux bases militaires en Arménie, et le pays est complètement dépendant des ressources énergétiques et de la protection des Russes dans la région.

L’Arménie est donc de fait plus proche de la Russie que de l’Europe et des États-Unis. Mais elle entretient tout de même des liens et des coopérations avec les pays occidentaux. Le pays est membre du Conseil de l’Europe. Des opposants à Serge Sarkissian lui reprochaient d’être trop proche des Russes. Ce qui est certain, c’est que le sentiment de danger imminent permanent a aussi permis à Sarkissian de rester au pouvoir, car même s’il était vivement critiqué pour sa politique intérieure et la corruption rampante dans le pays, sa politique extérieure convenait à beaucoup de citoyens. Né dans le Haut-Karabakh, il avait été chef d’État-major et Ministre de la Défense avant de devenir Président. Après les contestations contre son élection en tant que Premier ministre, la Russie l’a lâché.

Un futur incertain

Les manifestations ont laissé place à des foules en liesse après l’annonce de la démission. La diaspora, qui a un rôle politique ambigu en Arménie a été de façon générale peu active pendant les protestations, mais a manifesté son soutien une fois que l’objectif des manifestants a été atteint. Les personnes qui avaient été arrêtées et les membres de l’opposition ont été relâchés.

Serge Sarkissian a démissionné le 23 avril, soit la veille des commémorations du génocide arménien organisées chaque 24 avril. Une date symbolique, pour une démission qui reste une surprise pour beaucoup. À lire les analyses, articles et éditos, publiés pendant les jours de manifestation, très peu de gens croyaient à une capitulation du Premier ministre. Plus étonnant encore, lorsqu’il a annoncé sa démission, Serge Sarkissian a déclaré : « Nikol Pachinian avait raison, et moi je me suis trompé » et s’est excusé.

Nikol Pachinian justement, un ancien journaliste, a émergé comme une figure de l’opposition pendant cette révolution de velours. Bien qu’engagé en politique depuis des années – il avait même fait de la prison pour avoir contesté le pouvoir en 2010 – son parti n’avait obtenu que 7 % des voix aux dernières élections parlementaires, et ce en s’alliant à deux autres micro-partis. La popularité qu’il a gagnée pendant ces quelques jours est donc soudaine, et sans doute due à son charisme. De nombreuses images le montrent blessé, casquette sur laquelle est écrit « Դուխով » (avec courage) vissée sur la tête et tee-shirt aux motifs militaires, haranguant la foule tout en prônant la paix : image romantique et presque cliché du révolutionnaire.

Cette popularité lui a donné une confiance inédite, puisque juste après la démission, il s’est dit prêt à être Premier ministre, « choisi par le peuple ». Ce qui serait anticonstitutionnel. Afin de respecter la loi, et sous la pression de la rue, le parlement a tenu une session spéciale le 1er mai, pendant laquelle le nouveau Premier ministre devait être désigné. Nikol Pachinian, cette fois-ci en costume, et comptant de nombreux soutiens, n’a pas été élu, notamment parce que la plupart des républicains, majoritaires, et proches de Sarkissian, n’ont pas voté pour lui. Les rues étaient toujours pleines de manifestant·e·s, beaucoup de jeunes qui n’ont pas connu l’URSS du tout et sont désormais assez âgés pour avoir une conscience politique ne sont pas défaitistes. Des artistes ont organisé un sit-in devant le Ministère de la Culture, jusqu’à ce que le ministre démissionne. La diaspora arménienne suit ce qu’il se passe en Arménie sans doute plus que jamais. Une nouvelle élection va se tenir le 8 mai, cette fois-ci, Nikol Pachinian pourrait être élu, le président du groupe du Parti Républicain ayant dit qu’ils ne lui feraient pas barrage. Il avait dit cela avant le 1er mai, et les Républicain·e·s se sont opposé·e·s à Pachinian – le 8 mai ; il sera sans doute plus dur de changer de position. Cependant s’il ne l’est pas, le parlement sera dissout et des élections anticipées devront se tenir.

En attendant, les routes, trains, le métro, l’aéroport d’Erevan et de nombreuses rues sont bloqués ou perturbés. D’autres villes comme Gyumri et Maralik ont vu leurs mairies fermer. Si Nikol Pachinian bouleverse la scène politique intérieure arménienne, l’extérieur et notamment un voisin régional, l’Azerbaïdjan, regardent de près ce qu’il s’y déroule. La division et les perturbations pourraient tenter les Azerbaïdjanais·e·s de lancer une offensive pour s’emparer de la région disputée du Haut-Karabakh. Mais il faut dire qu’une centaine de journalistes étranger·e·s sont sur place, que les Russes, les pays occidentaux et orientaux, gardent un œil sur le pays, et que tou·te·s les citoyen·ne·s dans la rue documentent abondamment ce qu’il se passe sur les réseaux sociaux, armés de smartphones.

C’est une révolte ? – Non, Sire, c’est une révolution. Une révolution moderne et une situation à suivre de très près dans les jours qui viennent.

Secrétaire générale de la rédaction du magazine Maze. Provinciale provençale étudiante à Sciences Po Paris. Expatriée à la Missouri School of Journalism pour un an. astrig@maze.fr

You may also like

More in SOCIÉTÉ