Mai 68, mouvement ouvrier, mouvement étudiant, manifestations, etc. Julie Pagis prend le revers de cette histoire et raconte un autre mai 68, le sien, celui de ses parents, celui des inconnus qui ont fait mai 68.
Chercheuse en sociologie au CNRS, Julie Pagis travaille depuis de nombreuses années sur ce sujet qui la compose, étant elle-même fille de soixante-huitards. Elle nous montre un autre regard, parfois personnel mais surtout plus large sur un événement dont on fête les cinquante ans.
Quel regard aviez-vous de Mai 68 avant votre recherche ?
J’avais un regard lié à mon expérience personnelle de fille de soixante-huitards. Mes parents ont participé aux évènements de mai-juin 68. Ils étaient alors étudiants. Puis ils sont devenus ingénieurs agronomes et se sont rencontrés après 68 à Marseille où ils travaillaient. Ils ont décidé, au milieu des années 1970, de démissionner de leur poste, de changer de profession, de tout laisser derrière eux pour aller élever des chèvres au pied du Mont Ventoux. En 1975, ils s’installent dans un petit village où ils habitent toujours et où je suis née. Mais, contrairement à d’autres néo-ruraux de l’époque, ils y sont restés et sont restés paysans.
Mon frère et moi sommes nés dans les années 1980. On était scolarisé dans l’école du village. On a grandi dans ce contexte de parents paysans un peu particuliers qui avaient fait un retour à la terre. J’avais donc forcément entendu parler de mai 68 par mes parents, par les amis qu’ils avaient gardés de cette époque et qui passaient beaucoup de temps à la ferme. J’ai reçu une éducation axée sur le refus du conformisme et des normes dominantes. Le lieu dans lequel j’ai grandi et l’éducation que j’ai reçue ont construit ma représentation de mai 68, une représentation située donc.
En grandissant, je ne comprenais pas et je ne me retrouvais pas dans ce qui était dit de la « génération 68 ». Ce qui était construit dans la sphère médiatique et mémorielle ne correspondaient pas du tout à mes parents ni à leurs amis soixante-huitards. Je pense que ce décalage a été une des motivations pour faire un travail de recherche sur les devenirs des soixante-huitards.
Une des motivations ?
A l’école du village, on se faisait traiter d’enfants de hippies, d’enfants de drogués, c’était nous qui amenions les poux à l’école… Les enfants sont durs entre eux. Enfant, ma revanche face à cette forme de stigmatisation a été l’école. Je me disais « ils me disent que mes parents sont des hippies et qu’on pue les cochons mais je vais faire mieux qu’eux à l’école ». J’ai joué le jeu de l’école, et l’école me l’a bien rendu : après un baccalauréat scientifique, deux années de classe prépa en mathématique et biologie, je suis rentrée à l’Ecole Normale Supérieure d’Ulm.
Puis je me suis dit que j’avais assez donné et je me suis demandée ce que j’allais faire de ma vie. Comme pour pleins d’enfants de soixante-huitards, je pense que je me posais beaucoup de question sur « où est ma place » dans cette société. Le sentiment d’être coupée en deux, tiraillée entre d’un côté l’éducation contre-culturelle et l’héritage soixante-huitard transmis par mes parents et de l’autre côté, l’acculturation par l’école, une socialisation secondaire plus classique. Que faire avec ce tiraillement ? Faire de mai 68 un objet d’étude a été une réponse face à ce hiatus, un moyen de faire avec cet héritage soixante-huitard.
Vers quelle perception de mai 68 cette recherche vous a-t-elle menée ?
J’ai enquêté pendant six ans pour réaliser ma thèse donc ma représentation des événements s’est élargie et affinée. Je voulais déconstruire l’idée d’une unique « génération mai 68 ». Pour avoir une image plus diversifiée des trajectoires des soixante-huitards, s’est vite posée la question du corpus. L’image qu’on dépeint dans une thèse dépend de la diversité de l’échantillonnage. Je ne voulais pas travailler que sur des parisiens, ou que sur des étudiants, ou que sur des leaders. Je voulais travailler sur des anonymes. Fille de soixante-huitards, j’ai imaginé partir des enfants. Des premiers entretiens m’ont conduit à l’école Vitruve, une école expérimentale dans laquelle les soixante-huitards avaient scolarisé leurs enfants. J’ai décidé de constituer mon corpus de famille à partir des registres d’anciens élèves de l’école Vitruve et d’une école équivalente à Nantes.
J’ai mené une véritable enquête de détective, passé plus de 3 000 appels téléphoniques. J’ai eu accès à une grande diversité de trajectoires politiques, certains encartés à l’extrême-gauche d’autres au PSU (parti socialiste unifié), d’autres au parti communiste, et bien d’autres non encartés. Une grande diversité aussi en terme d’âges, des gens qui sont nés de la fin des années 30 au milieu des années 50. Cette très grande diversité, je ne l’avais pas en tête au tout début de l’enquête. J’imaginais mes parents et j’avais lu Génération de Hervé Hamon. Comme beaucoup, j’avais une représentation de mai 68 très étudiante. Mais la diversité révélée par l’enquête donne à voir des formes de participations très différentes. Les plus âgés avaient été politisés avant, par la Guerre d’Algérie ; d’autres ensuite avec la guerre du Vietnam ; d’autres enfin avec Mai-juin 68. Ma mère était dans un CLEOP, un comité de liaison étudiants-ouvriers-paysans. Mais la mémoire a été reconstruite autour des étudiants, l’aspect ouvrier a été gommé de cette reconstruction de l’histoire.
Ce qui a donc évolué au cours de l’enquête c’est aussi de comprendre la notion de faire l’évènement. Je me suis rendue compte qu’il y avait une lutte entre les uns et les autres qui a commencé dès le lendemain des événements. Des auteurs très respectables ont publié des textes qui voulaient raconter qui étaient les vrais soixante-huitards. Avec le recul, et le fait de ne pas y avoir participé, il m’était plus facile de déconstruire ces interprétations.
C’est compliqué a posteriori de répondre et de dire comment je voyais mai 68 puisque la thèse n’a pas été faite du jour au lendemain, ça a pris six années de ma vie puis encore des années pour transformer ma thèse en livre. Et en plus j’ai continué à travailler sur les trajectoires soixante-huitardes dans le cadre de l’enquête ANR SOMBRERO (Sociologie du militantisme : Biographies, Réseaux, Organisations). Donc à chaque fois ma représentation s’enrichit.
Vous avez sollicité plus de 300 personnes en leur envoyant des questionnaires. Dans votre livre, vous mentionnez les réponses négatives de certains enquêtés. Pourquoi avoir retranscrit ces réponses ?
C’est mettre en œuvre la réflexivité. En sociologie, on nous apprend à comprendre en quoi la réaction des enquêtés à l’enquête en dit long sur le rapport que l’enquêté entretient à l’objet de recherche. On peut l’enseigner et le dire mais l’avoir éprouvé est différent. Parfois les refus étaient violents, l’un me dit « si vous envoyez un questionnaire sur mai 68 c’est bien que vous n’avez rien compris à mai 68, on ne peut pas être mis dans des cases », d’autres me demandaient, énervés : « comment vous osez poser des questions sur les origines juives » ?. Plusieurs m’ont dit « je veux bien vous rencontrer mais je ne veux pas répondre à un questionnaire parce qu’on ne met pas des gens dans des cases ».
Ce sont des gens qui pensent qu’ils sont uniques, qu’ils sont sortis des sentiers battus, donc qui ne peuvent pas être mis dans des cases. De plus, certaines questions pouvaient être douloureuses, pouvaient déstabiliser. Il faut donc rester calme, relancer les enquêtés, s’excuser s’ils avaient été blessés, leur demander les raisons de leur refus de participer et noter tout cela dans son carnet de terrain… Et quand certains acceptaient finalement de me rencontrer , ils me parlaient pendant des heures et trouvaient finalement l’enquête fantastique ! Ces réactions en disent long sur eux et leur rapport à 68. Donner à voir ces réactions à l’enquête, parfois négatives, était donc un moyen de montrer ce qu’elles pouvaient dire de la diversité des rapports aux évènements.
Vous mentionnez très souvent l’utilité de votre carnet de terrain, pourquoi ?
J’avais des carnets de terrain à la fois manuel et électronique. Pourquoi ? Car mon carnet de terrain faisait des centaines de pages, j’y notais tout. Et pourquoi cela s’est avéré important ? Parce qu’il y a eu des fois des réactions un peu vives que je notais. Par exemple, après un refus de la part d’une femme assez âgée, des mois après, en contactant ses enfants, l’un d’eux me dit « vous avez contacté ma mère, vous n’auriez jamais du, vous ne vous rendez pas compte, elle attribue à 68 sa séparation ». J’ai mis longtemps à comprendre les conflits intra-familiaux, parfois des conflits violents. Au départ, quand on n’a pas saisi cela, on peut dire des bêtises. D’où l’intérêt de tout noter. Quand on veut nouer une vraie relation avec les gens, c’est important de se souvenir de la précédente discussion. C’est du donnant-donnant l’enquête, les gens vous donneront plus si vous montrez que vous êtes impliquée.
Vous êtes fille de soixante-huitards, une seconde génération devenu le point de départ de votre recherche. Qu’est-ce que ces autres enfants de mai 68 vous ont appris ?
Dans les années 2000 s’est développée l’idée reçue d’une génération d’enfants de soixante-huitards « élevés sans repères », « individualistes », « sans Histoire ». Je ne m’y reconnaissais pas du tout. J’avais une vision positive de mon enfance, assez enchantée de la liberté que j’avais eu. Il y avait un hiatus entre ce que j’avais vécu et certaines représentations qui commençaient à être véhiculées dans la presse. J’avais le sentiment que c’était forcément plus compliqué.
Ce qui est commun aux enfants de soixante-huitards est le sentiment d’être scindés en deux, entre : d’un côté leur socialisation primaire, leur éducation familiale souvent contre-culturelle fondée sur le rejet des normes et le rejet des institutions reproductrices de l’ordre bourgeois (la famille, l’école) ; et de l’autre côté une socialisation secondaire plus classique. L’éducation familiale, renforcée par les écoles expérimentales, se fonde sur le rejet des relations pédagogiques hiérarchiques, le rejet des notes, des classements, de toutes les relations de domination. Il y avait donc une socialisation à l’anti-conformisme. Mais tous ces enfants ont aussi eu une socialisation secondaire plus classique. Et certains disent avoir souffert de cette dyssocialisation. Les enfants sont particulièrement intolérants à la différence. Il y a dans la cour de l’école l’appel au conformisme notamment à son rôle de sexe, sortir des sentiers battus pour les enfants n’est pas évident. Mais les uns et les autres ont différentes ressources pour faire face à la dyssocialisation : il n’y a donc pas de « profil type » d’enfant de soixante-huitard, mais différents profils d’héritiers.
Des façons différentes ?
Il y a quatre façons de s’arranger face à la dyssocialisation. Personnellement, je suis passée par trois d’entre elles : elles ne sont donc pas exclusives les unes des autres.
Les premiers ont tellement souffert de leur éducation qu’ils vont réagir au contraire en mettant dans leur vie le plus de conformisme possible. Une enquêtée va ainsi mettre ses enfants dans le privé, se marier l’église et ses parents me disaient « c’est atroce, ils se sont mariés à l’église » !.
Les seconds se trouvent mal dans le système classique, ne supportent pas les hiérarchies, ni le monde dominant. Ils restent très nostalgiques de leur enfance. Ils cherchent des niches où ils peuvent exprimer leur héritage politique contre-culturel. On les retrouve dans des milieux artistiques, des niches du marché du travail sans patrons, sans hiérarchie. Parfois ils deviennent des néo-ruraux qui partent à la campagne un peu comme certains parents ont pu le faire à leur époque. Ceux-là me disent : « on ne va pas se compromettre avec la société qu’on a appris à détester ».
Les troisièmes sont ceux qui vous disent « j’ai toujours le cul entre deux chaises », « je suis à l’aise partout mais à ma place nulle part ». Beaucoup cloisonnent leur sphère d’activité : certains vont avoir une trajectoire professionnelle classique, devenir salariés dans de grandes entreprises, mais exprimer leur héritage contre-culturel dans leur sphère privée par les loisirs ou le militantisme. Ce cloisonnement est si fort que parfois les amis d’un lieu ne connaissent pas les amis de l’autre sphère d’activité.
Les quatrièmes sont dans une posture réflexive : faire de l’héritage politique un objet de recherche ou d’étude. Beaucoup ont fait des sciences sociales, ont travaillé sur la politique d’une manière ou d’une autre, mais aussi dans le journalisme, parfois un journalisme militant.
Rester fidèle à son héritage soixante-huitard mais trouver une place dans la société, c’est ainsi que l’on peut expliquer très simplement ce hiatus. C’est pour cela que l’on ne peut pas parler d’un groupe unitaire d’enfants de soixante-huitards. Je me rends compte que pour résumer cela, surtout avec les 50 ans de mai 68, on est obligé de re-simplifier. L’idée est de montrer qu’un même évènement n’a pas laissé les mêmes traces sur les soixante-huitards en fonction de s’ils étaient politisés ou non avant. Et évident cela n’a pas laissé les mêmes traces sur les deuxièmes générations donc les héritages de mai 68 sont très divers.
Que pouvez-vous dire de la troisième génération ?
On me demande souvent : et quid des petits-enfants ? N’ayant pas travaillé dessus je ne peux rien dire de scientifique. Ce qui est sûr c’est que la 2ème génération a hérité des combats féministes et écologiques qui surviennent dans les années 70 : mais là où leurs mères et pères portaient ces combats sur un plan théorique, eux les mettent en pratique. Pour les enfants, ces revendications sont ainsi incorporées : ils ont des pratiques quotidiennes féministes et écologistes, qu’ils ne qualifieront peut-être pas ainsi d’ailleurs. Mais on peut donc imaginer d’une manière ou d’une autre qu’ils élèvent leurs enfants avec des pratiques pédagogiques féministes, écolos, « de gauche » (car la quasi totalité d’entre eux se positionnent à gauche de l’échiquier politique). À voir ce que ça donnera !