LITTÉRATURE

« New People », de Danzy Senna – La « tragic mulatta » inversée ?

Dans son dernier roman New People, l’auteure de Caucasia dresse le portrait inquiétant d’une héroïne qui semble avoir tout pour elle mais se noie peu à peu dans la démence.

Maria Pierce est une jeune femme métisse de vingt-sept ans. Doctorante, elle travaille sur la musique de la secte de Jim Jones, le Temple du Peuple, entrée dans l’histoire en 1978 par le coup d’éclat morbide d’un suicide de masse. Elle s’apprête à épouser l’homme idéal selon ses propres critères, un startupper de la première vague coiffé à la Jean-Michel Basquiat. Cependant, alors qu’elle et Khalil sont sur le point de donner à l’Amérique du XXe siècle finissant l’exemple d’une famille où des enfants à la peau beige foncé et aux boucles joyeuses seront le symbole d’un dépassement du concept de race, Maria se sent partir à la dérive. Elle sait qu’en se mariant avec son amour de jeunesse, elle fait le « bon » choix. Khalil est la personne qu’il lui faut : lui aussi métis, issu d’une famille juive et afro-américaine, il forme avec elle un couple lisse et harmonieux. Tous les deux représentent une génération qui s’est réconciliée avec son héritage multiple et en a embrassé les conséquences politiques. Ce sont ces New People qui fascinent Elsa, qui les suit depuis quelques mois. Maria et Khalil doivent être les personnages centraux de son film documentaire, qui célèbre une réalisation positive du métissage aux Etats-Unis à travers quatre figures érigées en symboles, dont l’atome d’élite formé par l’heureux tandem.

L’ouverture d’une brèche

Sous le vernis qui semble figer son bonheur, Maria doute et enchaîne les actes manqués, oubliant de se rendre à l’essayage de sa robe de mariée, arrivant en retard et sans cadeau à l’anniversaire de sa future belle-sœur… Son obsession dérangeante pour un personnage qui est toujours appelé « le poète » est le fil rouge du roman qui s’achève sur son écroulement mental. Depuis leur rencontre, Maria est hantée par son image et se livre à des rêveries aux accents fanatiques, à la manière d’une adolescente énamourée. Elle vit par le menu une romance qui n’a court que dans son esprit, avec un homme qui sait à peine qu’elle existe. Après un dîner où il figure parmi les convives, elle fond sur le chapeau que le poète a oublié sur son siège, et le conserve comme un trophée qu’elle porte lorsqu’elle est seule chez elle, le retirant de temps à autres pour en humer avec passion le parfum encore vivace. Revoir le jeune homme, le toucher, le sentir près d’elle, devient une idée fixe. Elle se désintéresse de son travail sur Jonestown, incapable de retrouver avec son sujet l’affinité nécessaire, comme en réminiscence de l’impossible intimité qui marqua sa relation avec sa mère adoptive.

Le roman propose deux spectres pour percevoir la relation entre Maria et son fiancé. Le premier, superficiel, est celui de la caméra d’Elsa, qui incarne un filtre optimiste aux airs utopiques et agit comme une injonction au bonheur. Maria ne peut qu’être heureuse puisqu’elle a trouvé l’homme parfait, puisqu’avec lui elle va fonder une famille merveilleuse. Elle se retrouve prise au piège d’une sorte d’impératif moral dont l’amour n’a que faire. C’est là que repose la clé du mal-être de cette héroïne si peu aimable. En effet, avant toute chose, elle reste une jeune femme meurtrie, et l’origine lointaine de sa blessure rend difficile au lecteur une pleine compréhension de son personnage. C’est la raison pour laquelle Maria est hermétique à l’empathie. Elle n’inspire ni affection ni compassion, et on la regarde s’auto-saboter avec la tête légèrement penchée sur le côté et un regard abasourdi, tout en ayant un peu pitié, tout de même, de l’état misérable auquel elle finit par se réduire.

Une nouvelle “tragic mulatta

Un complexe profond où s’entremêlent incertitudes de l’origine et angoisse de l’appartenance travaille la jeune femme. Enfant métisse à la peau claire et aux cheveux lisses, adoptée par Gloria, une femme noire. Elle voudra toujours se rapprocher d’elle, lui ressembler, dans cet élan humain qui pousse à rechercher une famille, une voix qui par l’écho qu’elle fait à la nôtre nous reconnaît comme sienne. Avec la ferveur d’une convertie, elle s’évertue à grand bruit à prouver au monde entier son appartenance à la communauté afro-américaine, sa blackness, notion dont l’équivalent le plus proche en français est la négritude telle qu’Aimé Césaire la conçoit. Maria, cependant, n’est pas une activiste, mais une redresseuse de torts en carton-pâte, froide, plutôt égocentrique et légèrement retorse, qui n’est pas mue par un instinct de justice mais par une inquiétude personnelle qui creuse en son sein un gouffre sans fond. Elle peut être assimilée à une figure inversée de « tragic mulatta ». Ce type de personnage apparu au XIXe siècle dans la littérature américaine prend souvent les traits d’une jeune femme dont les lignes du visage ou la couleur de peau ne permettent pas immédiatement d’identifier la nature multiple – et problématique- de son héritage. Elle est représentée entreprenant une ascension vers ce qui semble être une vie heureuse, mais se trouve contrariée dans ses dessins, soit parce que ses origines la compromettent, soit pour d’autres motifs qui finissent par réduire ses espoirs en cendres.

Dans le cas de Maria, à rebours du schéma habituellement associé aux figures de « tragic mulattas », l’aspiration au bonheur se traduit par un désir d’être plus noire et de se réaliser en tant que femme noire. Il n’est pas rare de représenter les personnages métis comme confus et perturbés, au carrefour de plusieurs identités qui leur sont assignés par le regard changeant des autres, ou bien qu’ils choisissent et dans lesquelles ils s’efforcent de se fondre. A plusieurs reprises, Maria mentionne les suppositions qui sont faites au sujet de ses origines : on la pense tantôt iranienne, tantôt mexicaine, mais le lien est rarement fait entre son apparence et son héritage afro-américain. Les troubles de la jeune femme prennent donc racine autant dans cette inadéquation que dans le complexe d’appartenance en tant que tel.

Aux portes de la folie

Il est intéressant de remarquer que les choix de Danzy Senna dans sa description de la folie grandissante de son héroïne rapprochent le personnage de topoi canoniques. La littérature de la fin du dix-neuvième siècle regorge de ces femmes rongées par un mal invisible, puis celle de la première moitié du vingtième donne une dimension clinique à ces maux que l’on se contentait auparavant d’attribuer à des forces occultes. On pense par exemple à la nouvelle de Charlotte Perkins Gilman, The Yellow Wallpaper, ou La Séquestrée dans sa version française, parue en 1892. La narratrice de ce court récit partage avec Maria de nombreuses similitudes. Comme elle encline à de longs monologues intérieurs parfois inaudibles pour les lecteurs, signe de claustration mentale, elle développe une obsession pour le papier peint jaune de la pièce où elle est contrainte de passer ses journées.

Petit à petit, ce qui n’était que l’intuition sourde d’une présence devient la certitude qu’une femme se trouve enfermée, comme elle dans la petite pièce, derrière le papier peint. Dans une crise de folie, elle se met à gratter le papier à la force de ses ongles pour libérer la captive, rampant contre le mur tout autour de la chambre, comme Maria lors de la scène finale. Prise dans les méandres d’une spirale descendante, la jeune femme achève dans le laps de temps couvert par la nouvelle une chute déjà commencé depuis longtemps. Les quelques anamnèses dont le livre est parsemé la montrent des années auparavant en proie à des angoisses hallucinatoires qui ne font qu’empirer et agissent comme les catalyseurs de sa démence, l’accompagnant progressivement vers des crises toujours plus alarmantes.

New People est un livre facile à lire, qui déploie une langue simple et accessible même aux moins aguerris en anglais. Les enthousiastes de la belle phrase n’y trouveront peut-être pas leur compte, mais les curieux seront satisfaits par ce récit qui a valeur de document dans un paysage littéraire où les questions d’identité ne sont pas encore assez largement abordées dans des termes contemporains et politiques.


New People, Danzy Senna, Riverhead Books, août 2017

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