SOCIÉTÉ

La lutte pour les droits des femmes handies – Hommage à Maudy Piot

Le 25 décembre dernier, Maudy Piot, militante emblématique de la lutte pour les droits des femmes handies, nous a quitté. Cette psychanalyste tout particulièrement engagée contre les violences faites aux femmes handies est la fondatrice de l’association Femmes pour le dire, femmes pour agir. Retour sur son parcours et sur ses sujets de luttes.

Autrice de plus d’une quinzaine d’ouvrages en lien avec le handicap, successivement infirmière, kiné, psychothérapeute et analyste, elle-même handie, Maudy Piot a consacré une grande partie de sa vie à la lutte pour les droits handis. Elle est l’une des premières en France à dénoncer « la double discrimination » dont les femmes handies sont victimes dans notre société, en affirmant avec force leur citoyenneté oubliée. En 2003, elle crée l’association Femmes pour le dire, femmes pour agir et en fait l’emblème de cette lutte. En France, les liens entre le féminisme et le handicap restent pauvres, cette association étant encore 15 ans plus tard une des seules à les créer et à les entretenir.

Faire émerger la parole

Pour qu’une réalité sociale devienne une question sociale, voire politique, il lui faut être portée par une « voix autorisée ». Des études récentes ont montré que si le handicap touche 12 millions de français·es, seules 0,8 % de personnes handies sont présentes à la télévision aujourd’hui. L’accès à l’espace public, c’est-à-dire à la représentation et à la parole, est dérisoire pour les personnes handies, et davantage encore pour les femmes handies. Ces dernières constituent en effet une double minorité sociale, au regard de leur genre et de leur handicap, auxquels peuvent s’ajouter des facteurs de classe, de race ou encore d’orientation sexuelle. La parole des femmes, et la parole sur le handicap, sont individuellement invisibilisées dans une société française patriarcale et capacitiste ; la parole des femmes handies souffre donc de cette double domination. Le genre, la parole et la mobilité forment ici un tryptique clef pour comprendre l’invisibilité : les femmes ont longtemps été écartées de la vie publique et y accèdent encore avec difficulté ; les personnes handies qui n’ont pas accès à l’espace public dans sa globalité pour des raisons d’accessibilité (de transports, de bâtiments, de la voirie) se trouvent également empêchées dans leur accès à la parole publique. Dans son parcours, Maudy Piot a rapidement constaté l’absence des femmes handies et de leur parole dans notre société. Elle a travaillé, des années durant, à l’émergence de cette parole dans les médias et dans l’espace public, à force de forums, de colloques, de conférences et de publications.

« Ces femmes souffrent de la double peine d’être femmes et handicapées dans une société qui ne supporte pas la faiblesse et ne les envisage pas comme des citoyennes à part entière. Si la société n’entend pas cette violence c’est que bien souvent ces femmes ne peuvent pas parler. Leur parole est muselée par la peur, la honte et le manque d’estime de soi. » – Maudy Piot

Accueillir la parole

Les études, notamment féministes, sur le handicap, ont également révélé l’exposition particulière des femmes handies aux violences de plusieurs types. Les sources statistiques sur le sujet manquent encore cruellement en France, très en retard par rapport à d’autres pays comme le Royaume-Uni. En 2000, une femme française sur dix était victime de violences dans son couple. Selon les enquêtes notamment menées par Femmes pour le dire, femmes pour agir, on estime que les femmes handies ont deux fois plus de risques d’être victimes de violences que les femmes en général. Les études internationales démontrent également que pour une femme handie, la probabilité d’être abusée sexuellement, surtout à son domicile de la part du conjoint, de l’aidant ou du soignant, est deux fois plus élevée que pour une femme valide, et que 65 % des femmes handies sont victimes de violences sexuelles. Ces femmes rencontrent enfin une plus grande difficulté à faire reconnaître ces violences auprès des autorités compétentes, et des femmes handies dénonçant des viols voient ainsi leur agresseur jugé seulement pour harcèlement, par exemple.

Maudy Piot expliquait ainsi en octobre dernier, lors d’une rencontre avec RTL, que « lorsqu’elle est agressée, une femme muette ne peut pas crier. Une femme aveugle ne pourra pas décrire son agresseur, et si elle veut porter plainte, on ne la croira pas ». Par ailleurs, les femmes handicapées psychiques sont particulièrement sujettes aux violences. « Le handicap accentue la proportion des violences et surtout le déni de la part de l’agresseur, qui dira “mais ce n’est pas vrai, vous voyez bien qu’elle est handicapée !” », constatait-elle. L’intersectionnalité entre genre et handicap est encore une fois une des premières clefs explicatives : la domination masculine est renforcée par le handicap, et le handicap est renforcé par la domination masculine. Après avoir fait de FDFA une grande plateforme de soutien, d’études, de recherches sur ces questions, Maudy Piot lance en 2015 le premier numéro d’urgence contre les violences faites aux femmes handies, le numéro Écoute Violences Femmes Handicap, national, gratuit et anonyme. Ce numéro géré par FDFA recueille les témoignages et peut accompagner les femmes handies dans des démarches administratives, juridiques, sociales et psychologiques.

La domination masculine est renforcée par le handicap, et le handicap est renforcé par la domination masculine.

Être femme avant d’être handie

Maudy Piot a beaucoup travaillé sur les questions de genre et de handicap. Elle soulignait en effet l’importance d’être considérée comme une citoyenne avant d’être considérée comme une handie, et dans plusieurs publications, elle creuse d’autres aspects de la question, comme la sexualité et la maternité. L’accès à ces dernières doit souvent être douloureusement revendiquée par les femmes handies, auxquelles on ne reconnaît que trop peu le droit à une sexualité épanouie et le droit à la parentalité. Pour comprendre ces exclusions sociales, il nous faut revenir à la catégorisation du sujet handi.

Le terme « handicapé » est relativement récent dans l’histoire de notre société, et il est peu à peu utilisé comme un terme générique indifférenciant. Vincent Assante explique ainsi l’exclusion qu’il génère : « Le terme « handicapé » […] n’est plus interrogé, alors qu’il recouvre une grande variété de situations particulières et finit par signifier une non-appartenance et, au-delà, une exclusion. Imprégnée de l’idéologie dominante, la société ne veut y voir qu’une a-normalité fondamentale [qui interdit] par nature de prétendre réaliser les mêmes activités que les autres ». La perception sociale du handicap comme une anormalité, et donc comme un écart vis-à-vis des normes, aboutit à la catégorisation, voire à la classification sociale des handi·e·s sous le terme (la classe) « handicapé ». L’utilisation indifférenciée de ce terme illustre la création d’une catégorie sociale de personnes « différentes ». Différentes non seulement dans leur corps, mais aussi dans leur genre. Jusque dans les années 1970, le modèle médical de représentation du handicap considère le handicap comme inhérent à l’individu, comme un problème qu’il faut corriger et que les médecins seuls doivent prendre en charge : il met l’accent sur la variation biologique « anormale » au détriment de la personne. Dans un article en 2010 intitulé « La connaissance précoce du handicap rend-t-elle le fœtus asexué ? Celle de son sexe le rend-t-elle handicapé ? », Roger Salbreux estime que ce surinvestissement médical a pris le pas non seulement sur le sujet, mais aussi sur son genre.

« Dans un passé récent, les enfants nés ou devenus handicapés demeuraient, […] dans une incertitude de genre qui n’est pas du tout la même chose qu’une absence de sexe connu. Un sexe indéterminé n’est pas la même chose qu’un sexe indéterminable. Or, il est bien connu qu’après la naissance, le sort promis aux enfants nés avec un handicap ou devenus handicapés au cours de leur développement est d’appartenir à une sorte de troisième sexe ou d’absence de sexe […]. Au fond, ils perdaient en quelque sorte leur sexe d’assignation. »2

Aujourd’hui, ce sont le capacitisme, l’able-bodiedness, qui renforcent ces mécanismes par la hiérarchisation des corps dans les relations sociales : le pouvoir est au groupe dont les caractéristiques physiques sont socialement valorisées. Les femmes handies sont ainsi encore stigmatisées : elles vivent dans des sociétés qui ne les considèrent toujours pas à même de performer des rôles sociaux comme le travail, la sexualité, la féminité, la maternité, en leur interdisant dans de nombreux cas le droit à l’emploi, à la mobilité, à la santé sexuelle et reproductive et à la parentalité.

Avec des ouvrages comme Être mère autrement, ou encore Du corps imaginaire à la singularité du corps : le féminin en question, Maudy Piot a considérablement participé à l’émergence de ces sujets dans la société, dans les études, et à l’élaboration d’armes et de modèles positifs pour les femmes handies d’aujourd’hui.

Si son combat reste celui d’une minorité trop peu entendue et écoutée, Maudy Piot s’était tout de même vue nommée membre du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes par le Premier Ministre Manuel Valls en 2015 pour tout son travail. Elle siégeait à la commission Santé, droits sexuels et reproductifs. Le mouvement des droits des femmes handies pleure donc une de ses grandes représentantes ; et le meilleur hommage qui lui sera rendu consistera à poursuivre son oeuvre.

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