CINÉMA

A Ghost Story – Avant que nous ne disparaissions

Il y a des films que l’on doit voir en étant neutre, pur·e, être prêt·e à s’y perdre totalement. S’abandonner. A Ghost Story, sorte de poème cinématographique, en fait partie.

Sa durée – seulement une heure et demi – lui profite ainsi : vous n’aurez pas à y consacrer toute votre journée pour l’apprécier. Mais la trace que le nouveau film de David Lowery laisse, elle, est beaucoup plus pénétrante. C’est un grand film, c’est rare de pouvoir le dire, en réalité.

Laisser des souvenirs, laisser des traces. Laisser un mot dans une maison, se dire qu’on y reviendra. C’est oublier notre mortalité, c’est déjà, en fait, se mentir : nous ne sommes pas grand chose. Nos sociétés nous préparent à cette promesse plus ou moins lointaine d’un oubli prochain. La fragilité de nos existences – un simple accident de voiture est ici un point de départ. Nous sommes nos propres fantômes qui hantons nos nuits et nos jours, nos maisons, les objets auxquels nous nous attachons. Le film de David Lowery, A Ghost Story, – auquel personne n’était préparé, soyons sérieux quelques instants – est une œuvre mure et confrontant à notre regard un monde qui ne s’accorde pas à notre désir : notre rêve d’immortalité. Le monde est comme l’humain : fragile. Il faut continuer à regarder ce monde. Ce monde, c’est le nôtre.

Le deuil

Le deuil, c’est justement accepter la perte, fruit d’un processus naturel : je vais perdre ce que je détiens. C’est un parcours face auquel nous sommes seul·e·s. C’est pour cela que le plan dans lequel Rooney Mara, assise seule sur le sol de sa cuisine, est si frappant. Il est long, fixe, froid, presque insoutenable : elle mange un simple gâteau mais c’est autre chose qui se joue devant nous. D’ailleurs, énorme travail d’actrice : ses regards, sa gestuelle, sa respiration, l’émotion dégagée par le film. Une fragilité éblouissante, presque tétanisante. Dans le fond, le fantôme de l’homme qu’elle a aimé (Casey Affleck). Ce pourrait être autant le désir profond de cette femme (la présence de son amour perdu à ses côtés) que la matérialisation de l’ironie terrible de l’existence d’un monde invisible à nos yeux : les morts restent observer les vivants sans jamais que les vivants ne puissent les voir. En partant Rooney Mara laisse un mot dans une poutre – comme elle l’avait toujours fait, en espérant revenir un jour le relire. Mais qu’est-il ? Que contient-il ?

La maison sera finalement détruite, pour y construire un building. Des pionniers avaient voulu y construire leur maison, il y a bien longtemps. Croisement étonnant de vies, de familles, qui n’auront jamais eu conscience d’avoir foulé la même terre.

A Ghost Story – © A24

 

 

Dieu

Mais parmi ceux qui ont connu cette maison, il y a eu un homme – mais l’époque est indistincte. Une soirée visiblement. Impossible d’être sûr : a-t-il bu ? Qui est-il ? Il parle de la fragilité des choses. Tout est vain en fait, parce que tout disparaîtra. Ce n’est pas une raison pour garder les bras croisés. L’art, par exemple, n’a de sens que s’il est fait pour quelqu’un : moi-même ? Autrui ? Une transcendance : Dieu ? Pour qu’on me juge, qu’on me critique, qu’on m’attaque sur ma sincérité, que je montre, que je donne au monde, me mettant à nu, dans ma vérité, énonçant, invoquant ma personne. Face à l’universel tout ceci est, en effet, bien vain. C’est porter un fardeau pour remonter en selle et continuer un voyage absurde, vers nul part. Si ce n’est pas pour Dieu, c’est pour les humains, mais les humains disparaîtront, alors autant le faire pour Dieu.

Nul part, c’est là que vont ces fantômes errants sans but – ils ne s’en souviennent plus.

La famille

La famille, c’est une unité, un morceau, une séquence du film. Elle survient tôt, elle est un espoir peut-être déçu de ce fantôme de pouvoir un jour en fonder une. Cette femme, elle, a réussi, mais on ne connaîtra pas son parcours, ni son histoire. À part le petit garçon, personne ne verra le fantôme et personne ne saura la vérité sur sa souffrance – celle-ci ne pouvant s’évacuer que par la destruction autour de lui.

Dans son montage, dans son souffle, dans son esthétique et dans ses thèmes, A Ghost story rappelle Terrence Malick. Mais un néo-Malick, un Malick plus détendu, plus posé, plus humble. Plus juste aussi, notamment pour le spectateur, qui profite alors d’une véritable intrigue, d’une véritable évolution et d’une fin, loin des habituelles expérimentations abstraites pouvant décontenancer le spectateur de Knight of Cups ou de The Tree of Life. A Ghost story est un beau film, délicat, d’une grande pureté et d’une grande justesse. C’est aussi un film d’une grande violence, mais d’une violence à échelle humaine. La mort, la destruction, font autant partie de notre condition que les bons moments – le Noël des enfants, une fête, l’espoir de bâtir de ses mains un foyer. Agissons aujourd’hui parce que demain, il n’y aura plus rien. Avant que nous ne disparaissions.

 

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