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« 1993 » – Julien Gosselin nous emporte au bout du tunnel européen

Deux adorateurs de Michel Houellebecq se retrouvent pour 1993, une pièce de théâtre sur l’effondrement des idéaux européens. Interprétée par les élèves du Théâtre national de Strasbourg (TNS), la pièce séduit plus par sa forme que son fond. Créée au Festival de Marseille en juillet 2017, elle est reprise depuis le 9 janvier au T2G de Gennevilliers.

L’un, Julien Gosselin, a adapté Michel Houellebecq au théâtre (Les particules élémentaires).  L’autre, Aurélien Bellanger, a écrit un Houellebecq, écrivain romantique. Pas étonnant donc, qu’ils se retrouvent autour d’une création commune. Au centre de cette pièce, la dernière promotion du TNS dont les élèves jouent sur scène mais ont également composé les costumes et la scénographie.

© Jean-Louis Fernandez

 

Point de départ : Calais

Tout est parti de l’envie de Julien Gosselin d’écrire sur Calais, ville dans laquelle il a grandi et où il continue de vivre. Il souhaitait parler le destin de cette cité qui, pour la plupart des français, évoque immédiatement des images de « jungle », de mineurs isolés à la recherche d’un camion pour l’Angleterre et de camps démantelés. Il voulait traiter de ces migrants, des Calaisiens, de ce territoire sinistré, de ses fractures et des destins humains qui se brisent sur les remparts de la forteresse Europe.

Sur cette idée initiale soutenue dès le départ par Stanislas Nordey, le directeur du TNS, Julien Gosselin a d’abord envisagé de travailler à partir de témoignages. Ce n’est toutefois pas le matériaux retenu par Aurélien Bellanger, l’auteur fan de Michel Houellebecq invité par Julien Gosselin à écrire un texte original.

Fin de l’histoire ?

Aurélien Bellanger est parti du texte de Francis Fukuyama publié en 1993 et intitulé La fin de l’histoire et le dernier homme. Alors que la Guerre froide se termine et que le modèle américain s’affirme désormais sans rivale, l’historien américain prédit alors la fin des grands évènements historiques. Plus de guerres ou de conflits majeurs, effacement progressif des idéologies et des religions, diffusion d’un modèle démocratique et libéral à l’ensemble de la planète… Une certaine idée du paradis. Ou de l’ennui. Ou de l’enfer.

« Il a posé l’année 1993 comme point pivot de son écriture. C’est l’année où la construction du tunnel sous la  Manche s’achève. Quatre ans plus tôt, le mur de Berlin est tombé. En Europe, toutes les voies de circulation  sont ouvertes − la technologie et le numérique y participent largement. Un autre tunnel, celui du Cern a lui  aussi été creusé, sous les Alpes ; on y a installé un accélérateur de particule. Il y a cette idée d’une modernité  pacifiste, de « fin de l’histoire » dans le sens où l’on peut imaginer une paix perpétuelle, un espace où les  échanges seraient normalisés, apaisés : l’Europe occidentale comme continent de la douceur. » – Julien Gosselin, à propos d’Aurélien Bellanger

Idéal technique, effondrement humaniste

Dans ce monde en voie d’aseptisation idéologique dans lequel l’unique objectif est d’aller toujours plus vite et plus loin, l’Europe est à la pointe.  Elle se veut la fin des nationalismes et fait des promesses technocratiques qui font alors envie : voyager sans passeport, utiliser la même monnaie, étudier à Paris et Barcelone, faire la fête à Berlin et travailler à Prague… Malheureusement, en 2018, nous sommes bien placés pour savoir que l’Europe a plus que déçu et c’est à ce lent processus de désillusion que la pièce s’intéresse. Via un groupe d’une quinzaine de jeunes acteurs, le spectacle tente d’autopsier l’échec de cette modernité et les effets pervers qui en découlent.

Maitrise formelle totale

« Les acteurs seront narrateurs, chœur, personnages, performers » – Julien Gosselin

Concrètement, la pièce se divise en deux parties de 50 minutes chacune. La première, intitulée « Eurodance » convoque peut les acteurs sur scène. Ce sont les néons et les volutes de musique électronique qui sont en majesté. Ces néons disposés sur des panneaux mobiles prennent parfois la forme de tunnels dans lesquels, par illusion d’optique, le public semble parfois aspiré. Les acteurs ne sont pas sur scène physiquement mais leurs voix envahissent la salle. Ils nous expliquent ce qu’a été l’Europe, ce qu’elle est devenue. Cela évoque tour à tour une installation d’art contemporain, un concert, une conférence. C’est magnifique et absolument théâtral, il faut être la, dans la salle au moment où cela se passe pour vivre et ressentir effectivement la chose.

On regrette simplement que la langue soit celle de  Bellanger : alambiquée plus que sophistiquée et parfois trop complexe pour les acteurs comme pour le public.

© Jean-Louis Fernandez

 

La deuxième partie consiste en une grande scène de fête Erasmus comme on peut la fantasmer (drogue, sexe et bière tiède). On sent toutefois rapidement que quelque chose ne va pas, une certaine gêne croissante, les crânes rasés de certains garçons, les tatouages en forme de croix de certaines filles, les répliques menaçantes entre deux pas de danse, le tout filmé et projeté sur grand écran au-dessus de la scène.

Ces deux parties constituent un condensé de ce que Gosselin sait faire de mieux. On reconnait certains des dispositifs utilisés dans d’autres de ses pièces (les néons du Père ou la scène de fête filmée de 2666) mais dans une version parfaitement polie et maitrisée. Gosselin se régale et il nous régale au passage.

© Jean-Louis Fernandez

 

Malheureusement, le texte n’est pas à la hauteur de cet écrin. Comme souvent dans ses romans (L’aménagement du territoire ou Le grand Paris), le texte d’Aurélien Bellanger évolue autour de la question de la technique et du progrès via une langue très travaillée. Il y a tant de choses à redire sur le fond qu’on se contentera de les lister : sa crédulité idéologique (qui a jamais pris au sérieux le texte de Fukuyama ?), sa pseudo sophistication non maîtrisée, ses termes techniques toujours plus complexes et abscons, probablement pour l’auteur lui-même, encore plus pour les acteurs et le public. Alors qu’on ressort littéralement saoulés de ces tunnels de mots et de concepts, on est étonnés de se dire que, finalement, ce texte ne dit rien. Au mieux il enfonce des portes ouvertes, au pire il fait des raccourcis historiques douteux et des simplifications idéologiques dangereuses.

Alors que Julien Gosselin avait fait preuve jusqu’ici d’un réel talent de sélection et de découpage d’œuvres littéraires, on se demande ce qu’il a bien pu trouver d’intéressant dans ce petit texte commis par un Michel Houellebecq de seconde zone.


Au  T2G, Théâtre de Genevilliers jusqu’au 20 janvier, 1h45 

Photo : © Jean-Louis Fernandez

Rédactrice "Art". Toujours quelque part entre un théâtre, un film, un ballet, un opéra et une expo.

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