Cela fait plusieurs décennies que Ken Follett lance ses bombes littéraires depuis son Pays de Galles natal. Parmi ses missives, un missile a touché en plein cœur une grande partie de la population mondiale. Les piliers de la terre ont creusé leur trou et l’ouvrage est devenu l’un des grands classiques de la littérature contemporaine.
Certains amateurs de littérature sont plus que réticents à l’idée d’utiliser le mot « classique » pour catégoriser des romans encore trop récents. Pourtant, l’ancienneté d’un livre ne lui confère pas automatiquement un statut d’immortel. Au même titre qu’il faut souvent s’incliner face au génie artistique d’auteurs encore vivants. Ken Follett fait partie de ce club très privé des artisans des mots, capables de faire flancher le plus rabat-joie des critiques. Il surfe entre les romans historiques, la science-fiction, l’anticipation et les récits d’espionnage.
Tous les styles lui vont, un rien peut habiller sa plume. Son œuvre pouvant être intimidante de par sa taille et son ampleur, il paraît judicieux de conseiller un point de départ aux lecteurs frileux. Qu’on ait lu Les piliers de la terre à sa sortie dans les années quatre-vingts, qu’on le lise aujourd’hui, ou qu’on s’y attèle dans cinquante ans, l’effet restera le même : la lecture est saisissante, troublante et addictive.
Le synopsis de l’histoire tient en quelques mots. Dans l’Angleterre du XIIe siècle, toutes les catégories sociales qui peuplaient le pays à l’époque tentent d’évoluer et d’avancer sans trop chuter dans un pays rongé par la guerre civile. Le prieur Philippe, le maçon Tom le Bâtisseur, la noble dame Aliena, la sorcière des bois Ellen et son fils Jack, et l’impitoyable seigneur William Hamleigh se croisent tous dans la ville apparemment sans histoire de Kingsbridge. C’est là qu’un nouveau destin se profile pour tous ces personnages, qui auront tendance à croire que leurs ambitions ne pourront se réaliser sans écraser celles des autres. A partir d’un banal projet religieux – la construction de la cathédrale de la ville – leurs vies connaitront des changements irréversibles qui feront basculer leur quotidien, et l’histoire du pays.
Gainsborough comme paysage
Les piliers de la terre se passe dans une époque chronologiquement lointaine mais factuellement intemporelle. Dans une ambiance froide, l’Angleterre décrite montre toute sa sincérité, sa dureté parfois, et surtout toute l’ambition qui l’habite. Le peintre Thomas Gainsborough avait déjà, en son temps, couché sur toile ce brouillard so british, à la fois réconfortant et angoissant. Qu’il s’agisse d’art picturale ou de maitrise verbale, le message reste le même : là où la nature règne en maître, les hommes tentent soit d’imposer leur supériorité, soit d’écouter les mouvements du ciel et de la terre pour mieux s’en accommoder. C’est dans ce premier rapport cardinal aux éléments que l’on découvre les personnages qui feront battre nos cœurs jusqu’à la dernière virgule.

Thomas Gainsborough – Rest By The Way (1747)
On ne gâche pas le dénouement de l’histoire en disant que les personnalités en accord avec la nature font partie des bons, et celles qui l’asservissent se rangent dans la catégorie des mauvais. Cependant, le manichéisme ne fait pas partie du style de Ken Follett. Là où il y a une volonté d’agir pour le plus grand bien, il y a aussi des dérives affectives qui rendent les acteurs épisodiquement détestables.
Le huitième jour, Dieu créa la violence
On ne sait si c’est l’action majoritairement ancrée dans les couloirs d’un monastère, ou la patte de l’auteur largement inspirée des paraboles bibliques, qui rend l’ouvrage quasiment prophétique dans l’inconscient de ses lecteurs. Il ne faut pas être un fervent chrétien pour apprécier toute la délicatesse avec laquelle Ken Follett dépeint l’univers clérical, tant dans sa spiritualité profonde que dans ses travers hérétiques.
Grâce au message de paix, d’harmonie, d’élévation et de prospérité véhiculé par la stature du Prieur Philippe, on a la sensation de lire la Bible pour la première fois et d’être happé par un certain prosélytisme latent. La couverture religieuse des événements ne s’arrête pas là, elle va même encore plus loin que ce que la première lecture peut laisser penser.
On dit souvent que le mythe de Caïn et Abel dans l’Ancien Testament constitue le fondement de la violence humaine. Pour rappel, l’un des deux enfants d’Adam et Eve tue son frère, invente ainsi le crime de sang et entraine dans sa chute tout le reste de l’humanité en la faisant entrer dans le cercle vicieux de la violence ascendante. Or, quand on lit Les piliers de la terre, on ne peut nier que les actes posés par certains personnages constituent eux aussi le fondement de quelques qualités humaines, mais aussi et surtout de plusieurs vices qui traversent les âges sans prendre une seule ride. Au commencement, il y avait l’Homme, certes, mais ses défauts se sont développés instantanément après son arrivée sur terre, et Ken Follett matérialise cette apparition avec la plus pure justesse.
William Hamleigh est sans aucun doute le plus ignoble des personnages peuplant l’ouvrage. Cela ne sert à rien d’essayer de le prouver métaphysiquement, ses actes parlent d’eux-mêmes. Placer une personne aussi cruelle, mal élevée, sanguinaire, répugnante, sexiste et dérangée au centre d’une œuvre aux contours pieux peut paraître étrange. Pourtant, à l’image de Satan, le fils Hamleigh rappelle à tous les autres intervenants que le mal à l’état pur existe dans leur monde, et qu’il incarnera les flammes de l’enfer dans leur réalité jusqu’à son dernier souffle. Allégorie de la Violence, cet homme décrié a le mérite de renvoyer aux lecteurs l’image de ce qu’est une personne foncièrement mauvaise, et de leur permettre ainsi de corriger leurs défauts tant qu’il en est encore temps.
La lecture agrandit l’esprit
Ne nous voilons pas la face, Les piliers de la terre est un sacré gros morceau. Le livre fait plus de mille pages, et il explore des thématiques pointues, de l’organisation religieuse des réguliers, aux techniques de maçonnerie ancienne, en passant par le fonctionnement du commerce médiéval ou les stratégies militaires des hordes de chevaliers. Personne n’oserait dire que c’est un bouquin simple à lire, que l’on peut parcourir en diagonal comme on le ferait avec un Harlequin au bord de la piscine. Néanmoins, il faut rester convaincu qu’il accessible à tous. Il faut un peu de courage pour dépasser les cent premières pages décisives, puis il faut encore plus de bonne volonté pour interrompre volontairement sa lecture afin de renouer avec la vie réelle.
L’œuvre a presque trente ans, et s’est vendue à quelques quinze millions d’exemplaires. Plus que jamais, il faut éviter de juger un livre sur sa couverture – ou sur son épaisseur. Interrogez n’importe quel fan de cette brique, vous pouvez être certain qu’il vous expliquera à quel point il était difficile d’accepter que la fin était proche. Plus le nombre mille se rapproche dans le décompte des pages, et plus l’inconscient lutte avec la concentration pour retarder l’échéance de la fin. On fait corps avec Kingsbridge, une partie de l’âme de chaque lecteur se retrouve dans les briques taillées manuellement de sa cathédrale.
Par bonheur, Ken Follett a transformé son best-seller en trilogie, en lui adjoignant Un monde sans fin (2008) et Une colonne de feu (2017). Tentez donc l’aventure : enfilez vos cotes de maille, enfourchez vos destriers et partez à la rencontre du petit monde singulier de Tom le Bâtisseur et de ses compagnons de route.