SOCIÉTÉ

Le règne Gnassingbé, cinquante ans et plus encore ?

Depuis plusieurs semaines, les vagues de manifestation au Togo prennent de l’ampleur et les slogans scandés par l’opposition se crient plus fort. Malgré la demande des manifestant·e·s, la présidence ne semble pas décidée à opérer une alternance politique.

« Cinquante ans, ça suffit ! ». Cette année marque le cinquantenaire de la mainmise de la famille Gnassingbé sur le pouvoir togolais. Un anniversaire symbolique, mais pas heureux. En 1967, Eyadéma Gnassingbé, le père de l’actuel président, prend le pouvoir en renversant le second président historique du pays, Nicolas Grunitzky. En janvier 1963, il avait déjà participé à l’assassinat de Sylvanus Olympia, premier président du Togo depuis l’indépendance obtenue en 1960. De la même façon qu’il prit pouvoir, son règne dictatorial est teinté de violence, de répression de l’opposition, de fraudes et de manipulations en tous genre. Les élections successives tenues durant cette période se sont pour la plupart déroulées sur fond de soupçon de fraude, notamment de la part de nombreux·ses observateur·rice·s européen·ne·.s. Il aura fallu attendre avril 1991 pour que le gouvernement instaure le multipartisme, sous la pression notamment de François Mitterrand. Malgré l’adoption d’une nouvelle constitution en 1992 limitant le nombre de mandats présidentiels à deux et instaurant un mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours, Eyadéma Gnassingbé contourne la loi et enchaîne les mandats jusqu’à sa mort en 2005 en modifiant la constitution en 2002.

De père en fils

Après une courte période d’intérim, assurée par le président de l’Assemblée Nationale entre février et avril 2005, le dépouillement des scrutins au vote présidentiel fait accéder Faure Gnassingbé au pouvoir alors que son principal adversaire, alors chef de l’opposition, Emmanuel Bob Akitani, se déclare vainqueur légitime avec 70 % des voix. Des manifestations éclatent alors dans tout le pays, qui entraîneront la mort de plus de 800 personnes selon la Ligue togolaise des droits de l’homme (LTDH). L’actuel président a remporté deux victoires depuis lors, en 2010 face à Jean-Pierre Fabre malgré les irrégularité dénoncées par l’Union Européenne, ainsi qu’en 2015, contre le même adversaire. Mais la situation économique du pays ne s’améliore pas au fil de ses mandats. D’après les Nations Unies, la moitié des togolais·es vivent sous le seuil de pauvreté. Le petit pays aux 7,6 millions d’habitant·e·s ne bénéficie toujours pas d’un réseau électrique sécurisé, doté de ce qu’on appelle de réseaux araignées, et nombre d’habitant·e·s doivent s’alimenter en eau de ruissellement. Plusieurs milliers de togolais·es vivent dans des conditions insalubres, et on les appelle même des « riverain·e·s décharges » dans certains reportages. La situation serait en partie due à la corruption qui régnerait au sein du pays. L’ONG Transparency International estime que le Togo se classe 23e sur 171 des pays corrompus du continent Africain, et qu’il figure à la 116e place mondiale. Une grande partie de la population estime que le gouvernement ne sanctionne pas à sa hauteur la corruption et exige une meilleure gouvernance.

Depuis une dizaine d’années, l’opposition réclame auprès du gouvernement qu’il rétablisse la Constitution de 1992 qui prévoyait un mandat présidentiel unique renouvelable seulement une fois. Face à la situation économique et humanitaire du pays qui ne s’améliore pas, et à l’approche du cinquantenaire du règne de la famille Gnassingbé, l’opposition s’organise. Une désormais figure emblématique de l’opposition a fait son apparition auprès du grand public : Tikpi Atchadam, 50 ans, qui a fondé le Parti National Panafricain en 2014. Il se fait réellement remarqué le 2 juillet, lorsqu’il organise une réunion dans un stade à laquelle plus de 8000 personnes assisteront. Les revendications sont claires : réinstaurer la constitution de 1992 et limiter le scrutin à deux tours. Les 14 partis de l’opposition se réunissent sous ce front commun, et demandent la démission de Faure Gnassingbé et la tenue d’élections anticipées. Une première grande manifestation impulsée par ce nouveau souffle est organisée partout dans le pays le 19 août, où cinq manifestants trouveront malheureusement la mort, et de nombreux autres seront arrêtés. La répression, laquelle a donné le ton, a plongé le pays dans un climat de peur et de tensions. Le 5 septembre, pour apaiser les esprits, le gouvernement annonce des réformes qui permettraient de réviser la Constitution, à l’instar de celle adoptée en 1992, visant à limiter le nombre de mandats présidentiels à deux. Seulement voilà, cette modification serait rétroactive, permettant ainsi au président de briguer encore deux mandats, prolongeant sa présidence potentiellement jusqu’en 2030.

« Dégage, Faure ! »

« Nous allons maintenir la pression. Nous exigeons le retour à la Constitution de 1992. », Jean-Pierre Fabre, président du plus grand parti d’opposition

La rue n’est pas d’accord, elle réclame la démission de l’actuel président. La confiance est rompue, l’opposition ne croit pas à un dialogue sérieux et démocratique. Le mouvement est lancé, et si l’on en croit ses leaders, il ne s’arrêtera pas avant d’avoir obtenu la démission de Faure Gnassingbé. Les 6 et 7 septembre, Amnesty estime que 100 000 personnes manifestaient à Lomé, la capitale du pays, des chiffres historiques preuves d’une mobilisation importante. Jean-Pierre Fabre avait alors enflammé la foule en fin de marche en déclarant : « On ne peut plus parler de Constitution, on ne peut plus parler de projet de loi, il est déjà trop tard. Aujourd’hui c’est une porte ouverte, s’ils ne sortent pas, demain ce sera le peuple qui entrera dans la maison ». En réaction, le gouvernement a fait interrompre les réseaux de télé-communications pour enrayer le mouvement et empêcher qu’il ne s’organise et s’étende. Le 19 septembre, le projet de révision est passé au parlement, qui l’a rejeté. Le président de l’Assemblée Nationale a alors annoncé que, comme le veut la loi, le projet de réforme sera soumis au peuple par un référendum qui devrait avoir lieu dans les prochains mois. Mais le peuple n’en veut pas, il ne croit plus aux mesure de la présidence. Néanmoins Tikpi Atchadam ne veut pas fermer définitivement la porte du dialogue, puisqu’en déclarant le 28 septembre sur une radio locale rejeter l’idée d’un référendum, il nuança tout de même : « Ce serait illogique que les pacifistes que nous sommes rejettent une idée de dialogue pacifique », réclamant un ordre du jour des discussions. Le 20 septembre, des manifestations ont dégénéré et la mort d’un enfant de 9 ans est à déplorer, portant à une dizaine le nombre de décès depuis le début de la crise. Dans la même ville de Mango, 25 personnes ont été blessées ce jour là. Le pouvoir appel au calme et « à la retenue », mais les forces de l’ordre ne se ménagent pas face aux manifestant·e·s. Il est cependant important de noter que le gouvernement ne compte pas que des ennemi·e·s : des partisan·e·s de Faure Gnassingbé défilent elles·ux aussi afin de réaffirmer leur soutien au Président. Dès le 29 août, iels étaient plusieurs milliers, vêtu·e·s de tee-shirt à l’effigie du Président. Le vice-président de l’Union pour la République (UNIR), le parti au pouvoir, avait dès lors déclaré à l’AFP : « Notre pays est confronté à une situation assez inquiétante, créée par des manifestations d’un parti politique, qui ont dérapé en des actes de violence. Nous dénonçons ces dérives. »

Un risque de guerre civile ?

Que l’on accuse le gouvernement ou l’opposition d’en être la source, le pays subit une escalade de la violence, c’est un fait. L’ancien chef d’état ghanéen, Jerry John Rawlings, encourage l’intervention de la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest) dans la crise dans laquelle s’enlise peu à peu le Togo. Dès la mi-septembre, via une déclaration publiée par son bureau, l’homme inquiet craignait qu’« au regard des morts et nombres de blessé·e·s enregistré·e·s lors des récentes manifestations, […] cette situation présage une guerre civile non souhaitable […], la posture intimidante des forces armées montre clairement la pertinence de la nécessité d’éviter une escalade à ce point. »

« Il faut espérer que les togolais·es, gouvernement et opposition, sachent raison garder pour éviter d’amener le Togo vers le chaos qui se dessine », Waka Séra, journal africain

En solidarité avec les blessé·e·s lors des manifestations, le 25 août dernier et le 29 septembre ont eu lieu des opérations dites de journées « Togo mort ». Le but était de paralyser l’économie le temps d’une journée. Malheureusement, si la journée d’août avait été un succès affiché pour l’opposition, certain·e·s commerçant·e·s ont dit n’avoir baissé leur rideau en septembre seulement pour éviter des représailles de la part d’opposant·e·s extrémistes ; une vendeuse du marché de Hedzranawoe s’est confiée auprès du Journal Jeune Afrique : « J’ai choisi de respecter le mot d’ordre pour compatir à la douleur des familles éplorées mais surtout pour éviter d’éventuels actes de violences de certain·e·s irréductibles de l’opposition ». Et le mouvement ne s’essouffle pas. Les manifestations de grande ampleur ces 4 et 5 octobre ont montré au gouvernement que l’opposition ne relâche pas la pression. Il y a 27 ans, le 5 octobre 1990, le peuple togolais s’était soulevé pour ses droits lors du jugement de membres de l’opposition et après que des jeunes manifestant·e·s arrêté·e·s en août de cette année là aient été torturé·e·s. Symbolique aujourd’hui, le pays continue sa lutte pour la démocratie. Le 5 octobre, alors qu’iels étaient plusieurs centaines de milliers à défiler, un jeune manifestant s’est confié au quotidien togolais Liberté : « nous ne voulons qu’une chose : la fin de cette dictature cinquantenaire. Cette marche, dite “de la colère”, est celle du dernier avertissement parce que nous avons tellement pris notre mal en patience. Malheureusement, Faure Gnassingbé reste autiste aux cris du peuple (ce dernier nie le succès de ces appels à manifester, ndlr). Ce qui est sûr, c’est que nous sommes déterminé·e·s à conclure cette lutte qui n’a que trop duré ». Malgré le fait que la journée se soit passée sans heurts d’une violence comparable à celle du 19 août, l’annonce d’un « dernier avertissement » ne laisse jamais présager rien de bon, et si le Président n’écoute pas son peuple et le fait taire, un cran supplémentaire risque d’être franchi.

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