SOCIÉTÉ

L’avenir sera-t-il marqué par un retour des frontières ?

Dans le cadre de la sortie de notre numéro d’avril consacré à l’avenir, nous avons décidé de parler de la question des frontières aujourd’hui, dans le contexte de la crise migratoire et du paradigme sécuritaire. Nous avons pu rencontrer Philippe Moreau-Defarges, chercheur à l’Institut Français des Relations Internationales, spécialiste de cette thématique. 

A l’heure actuelle, avec Donald Trump, le Brexit par exemple, la crise migratoire, nous nous sommes dit que l’avenir serait indéniablement marqué par la question des frontières. Quel est votre avis sur la question ?

Alors, la première chose que je dois dire, c’est que j’ai eu l’occasion de parler des frontières avec certains journalistes et j’ai eu l’impression qu’ils ne savaient pas ce que c’était. D’abord, les frontières au sens précis du terme, c’est une limite juridique qui sépare deux souverainetés étatiques. C’est vrai que depuis les années 1990, les frontières ont pas mal bougé du fait de l’éclatement des États – la Yougoslavie, l’Union soviétique, la Tchécoslovaquie, le Soudan, etc. Le premier problème, c’est la multiplication des frontières, la multiplication des États dans le monde. Le deuxième problème, c’est le renforcement des contrôles aux frontières. En ce qui concerne le mur de M. Trump, ce n’est pas un changement de frontière, mais simplement, ce qu’il veut, ce sont des contrôles extrêmes entre le Mexique et les États-Unis. Il veut renforcer les contrôles aux frontières. Ce sont deux choses différentes qu’il ne faut pas mélanger et la distinction entre les frontières et le contrôle aux frontières est primordiale.

Est-ce que selon vous, nous allons à l’avenir assister à « la fin des territoires » comme l’écrivait Bertrand Badie ?

La fin des territoires, cela ne veut rien dire car cela signifierait que les territoires disparaîtraient, que les hommes pourraient vivre sans territoires et deuxièmement que le monde serait sans frontières ; or les hommes ne peuvent vivre en dehors de territoires. Ce qu’il s’est passé depuis soixante-dix ans, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce n’est absolument pas la disparition des frontières mais la diminution des contrôles aux frontières et la facilitation de la circulation entre les États. Mais les frontières n’ont pas disparues tout simplement parce que les États n’ont pas disparus et que nous restons dans un monde d’États. Cette autre idée que l’Homme ne serait plus territorial à cause d’Internet, pour moi, elle ne veut rien dire. Par exemple, un migrant n’est pas déterritorialisé, il va d’un territoire à un autre. Il quitte son territoire d’origine, sa patrie et va sur un autre territoire. Il n’y a pas du tout une fin des territoires mais plutôt un autre mode de vie des territoires du fait de deux choses : de l’ouverture des frontières et de la perméabilité des frontières. L’ouverture des frontières arrive quand les gouvernements décident de réduire les contrôles aux frontières ; la perméabilité, c’est le fait que les gens, les biens circulent plus facilement. Quand les migrants passent la frontière séparant les États-Unis et le Mexique, ce n’est pas car la frontière est ouverte – au contraire, elle est fermée par des barbelés – mais car elle est perméable et que les migrants trouvent des moyens astucieux de se faufiler entre les barbelés.

Seriez-vous alors plutôt en accord avec Michel Foucher qui distingue la notion de « frontières » de celle de « barrières » ?

Michel Foucher a totalement raison : il distingue les frontières qui sont les lignes de séparation entre les États avec des effets juridiques précis, et les barrières qui sont des instruments par lesquels les Etats vont assurer la perméabilité ou l’imperméabilité de leurs frontières. Ce sont deux problèmes liés mais totalement différents et Michel Foucher a absolument raison. A nouveau, je le répète, le mur de M. Trump ne change pas la frontière États-Unis-Mexique, simplement, il durcit les contrôles entre les États-Unis et le Mexique.

Réaffirmer sa frontière c’est donc symboliquement réaffirmer sa souveraineté ?

Ce n’est pas symboliquement. Nous adorons le symbolique, mais mettre un mur, cela signifie « je suis chez moi, et vous n’avez pas le droit d’y rentrer ». Cela ne veut pas dire que Donald Trump veut conquérir le Mexique, mais qu’il veut verrouiller les États-Unis. Ce n’est pas du tout une logique agressive de conquête, mais une logique de repli sur soi – ce qui n’est pas mieux.

 Ce repli sur soi dont vous parlez pour les Etats-Unis, nous pouvons actuellement le constater en Europe avec la crise migratoire. Ne pensez-vous pas que la fermeture progressive des frontières pour les hommes est paradoxale, alors qu’elles restent ouvertes pour les flux de capitaux, de biens, de marchandises ?

Non, ce n’est pas du tout paradoxal : il y a eu un formidable mouvement d’ouverture des frontières depuis 1945, puis dans les années 1990 ; cela appelle un choc au retour. Il faut regarder à différents niveaux : celui des marchandises, des services, des capitaux, et enfin des hommes. On ne veut pas toucher aux marchandises car c’est la base du fonctionnement du commerce international. Au niveau des services, c’est un peu la même chose. Restent les capitaux : si l’on verrouille les frontières, on va exciter les mouvements de capitaux. Le verrouillage des frontières pour les capitaux, c’est comme vouloir empêcher l’eau de circuler : l’eau peut se faufiler partout. Il reste enfin les hommes, qui représentent l’enjeu majeur. Il y a un mouvement de renfermement contre les mouvements des hommes qui est dû à la peur et qui, quelque part, s’il a un succès temporaire, n’a pour autant pas d’avenir. Pourquoi ? Car nous sommes dans un monde où s’opposent les sédentaires et les nomades.

L’entité sédentaire par excellence, c’est l’État. Les autres sont des nomades : je suis un nomade, vous êtes un nomade, les entreprises le sont également. Il y a un jeu extrêmement fort entre les sédentaires et les nomades. Il est vrai que le sédentaire a un atout, il a un territoire et peut donc décider de qui il peut accepter sur ce territoire. Quant au nomade, il n’a pas de territoire alors qu’il en a besoin, mais il peut se déplacer entre les territoires. On a donc affaire à un bras de fer extrêmement dur entre nomades – c’est à dire individus, entreprises, etc. – et d’un autre côté, sédentaires. En ce qui concerne l’argent, les capitaux, les nomades vont utiliser les flux pour embêter le sédentaire, qui se retrouve désarmé : s’il se ferme, il perd l’avantage des flux, s’il s’ouvre trop, il risque de ne plus contrôler. Pour reprendre la métaphore de l’eau, il a le choix entre la sécheresse et l’inondation, et il faut qu’il trouve un équilibre entre les deux. Pour le moment, il est vrai qu’on a un mouvement de renfermement qui concerne principalement les hommes.

Justement, à moyen terme, cette crise migratoire montre les limites de l’Europe avec le renfermement des Etats sur eux-mêmes. Est-ce que vous pensez que ce retour des contrôles aux frontières est uniquement lié à la conjoncture actuelle ou est-ce quelque chose qui peut se prolonger ?

C’est quelque chose qui va se prolonger, premièrement, parce que les gens ont peur et deuxièmement, car les États sont très délégitimés donc, c’est un moyen pour eux de se relégitimer. Et troisièmement, parce que les pressions migratoires ne vont pas diminuer. Donc vous avez d’un côté les migrants, de l’autre côté des gens qui sont affolés par ce qu’il se passe chez eux, et des Etats qui sont très affaiblis, donc la crise est loin d’être terminée. Vous me direz : « alors quand est-ce qu’elle va se terminer cette crise ? ». Elle pourra se terminer le jour où les sociétés et les États accepteront quelque chose d’incroyable, c’est à dire que la libre circulation doit être totale.

Ce repli protectionniste est-il donc la preuve frappante que nous n’avons pas accepté cette libre circulation ? Est-ce que c’est un signe que les citoyens considèrent à présent que la mondialisation a été poussée trop loin ?

Je pense que nous assistons, en effet, à un rejet de la mondialisation avec des phénomènes tels que Marine Le Pen ou Donald Trump, qui contaminent les courants plus modérés. Je vais vous dire une chose : c’est qu’entre le discours de François Fillon et le discours de Marine Le Pen, j’ai du mal à faire la distinction. Il y a une tension qui n’est pas prête de se réduire parce qu’il faut d’abord que les gens vainquent leurs peurs et que les migrants montrent leur « utilité ». Il y a des exemples qui sont soulignés ; par exemple, en Italie, des migrants ont fait revivre un village. C’est formidable et il faut multiplier ces expériences. Mais on ne peut changer cela en un jour. J’ai oublié d’ajouter qu’il y aussi un raisonnement assez crétin des gens qui pensent qu’on leur vole leur emploi, leur sécurité sociale. Enfin, les politiques sont très médiocres, et nous le sommes aussi ! On a les candidats à la présidentielle que l’on mérite, il faut l’admettre. Donc pour vous répondre, cette crise va durer, mais quoi que l’on dise, l’avenir de l’humanité est une sorte de libre circulation planétaire, la constitution de la planète entière en un système de gouvernance planétaire. On n’a pas le choix à cause du nombre d’hommes, à cause des problèmes environnementaux, à cause des problèmes industriels. Cela va mettre du temps, moi je ne le verrai pas mais vous le verrez peut-être !

Donc l’avenir serait éminemment supranational ?

Je crois que l’avenir de l’Europe sera la fédération européenne et je pense qu’il y aura une gouvernance planétaire. Ce n’est pas possible, sinon. Avec le nombre d’hommes, la taille de la Terre, le stock limité de ressources, je ne vois pas comment on peut s’en sortir sans bâtir une gouvernance internationale. On ne peut pas refuser le progrès. On doit accepter que le progrès modifie. L’humanité a un atout énorme : elle invente des choses nouvelles constamment, grâce aux sciences. Elle a tout les moyens de mais il faut qu’elle travaille ensemble. Les gens comme Trump vont faire beaucoup de mal.

« Je crois que l’avenir de l’Europe sera la fédération européenne et je pense qu’il y aura une gouvernance planétaire. »

Au vu de la crise de défiance qu’il existe actuellement à l’égard des hommes politiques, nous nous sommes rendus compte que la question des frontières est souvent abordée par des personnes adeptes d’une forme de populisme. Pourquoi y a-t-il un tabou autour de cette question ?

À mes yeux aujourd’hui, le travail des gouvernements est d’être des pédagogues, d’essayer d’expliquer aux gens cette contradiction énorme entre le fait qu’ils sont chez eux, qu’on le comprend, mais qu’ils ne peuvent plus l’être de la même manière car le monde a changé. Ce n’est pas facile à accepter pour certaines personnes. C’est un travail très long, qui aujourd’hui n’est pas vraiment fait par les politiques, mais il faudra qu’il soit fait un jour – et je pense qu’il le sera.

Il y a quelque chose que je n’ai pas dit, c’est que la clé reste la croissance économique : premièrement, l’humanité ne peut pas vivre sans projet, et deuxièmement elle ne peut pas vivre sans une forme d’enrichissement. Il faut donc trouver un modèle qui combine la croissance économique avec la prise en compte de l’écologie parce qu’on ne peut pas continuer comme cela à saccager la nature. Je crois que l’Homme peut trouver ce modèle par la technique et par l’intelligence politique, mais pour l’instant, on n’en est pas là. Il faut être optimiste, malgré les élections aux États-Unis, peut-être en France, aux Pays-Bas où l’extrême-droite n’était pas loin de passer, malgré le Brexit qui est un mouvement de renfermement, dans la même logique que Donald Trump.

Ce que vous disiez à propos des capitaux, c’est justement une grosse crainte liée au Brexit…

Oui, absolument, mais à propos des capitaux, cela va être plus compliqué parce que je pense qu’il  va y avoir un bras de fer extrêmement dur entre les États et les gens riches. Les grosses fortunes font faire pression sur les États et menacer de partir dans des paradis fiscaux, ce qu’ils font déjà, et diront qu’ils trouveront toujours des États pour les aider. Il y aura inévitablement une négociation entre ces riches et les États, et il y a deux solutions : soit vous leur mettez un revolver sur la tempe et leur prenez leur argent, ce qui est très bien mais que vous ne ferez qu’une fois, ou aller vers un nouveau type de relations entre l’Etat et ces personnes. Je pense que l’État à la française est un peu fini : on a un état qui pourra moins imposer. Les politiques n’en parlent pas, mais le rapport entre l’individu et l’État est en train de changer radicalement. L’État peut les accuser de ne pas être « patriotes » mais c’est du langage de 1914 et il faut changer tout ça.

Si l’on revient au cas du Brexit, il peut y avoir de nouvelles frontières avec l’Écosse, ou avec l’Espagne, il y a quand même une fragmentation des peuples, de l’espace européenne…

Il y a deux choses à distinguer : il y a les frontières qui se sont multipliées – le cas du sud Soudan est d’ailleurs une catastrophe – mais les hommes marchent avec leurs idées. Il y a une idée que je trouve forte, c’est le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. C’est une folie. Vous avez raison, en Catalogne, il peut y avoir un risque d’indépendance. L’historie de l’Écosse va être intéressante parce que, malgré tout, l’Écosse a intérêt à rester dans le Royaume-Uni. Si l’Écosse est indépendante, ce qu’on ne dit pas, c’est qu’elle ne sera pas dans l’Union Européenne, elle sera candidate pour y entrer et avec une grosse probabilité d’y rentrer, car l’espace n’y sera pas. (NB : depuis, Madrid a dit qu’elle ne s’y opposerait pas, vu que le conflit en cours par rapport à la gestion de Gibraltar, découlant du Brexit). Contrairement à ce que les médias disent, si l’Écosse devient indépendante, elle sera toute seule. Elle pourra poser sa candidature mais qui va la reconnaître en tant qu’État ? Beaucoup d’États européens vont y réfléchir à deux fois. pensez au cas de la Belgique, avec la Flandre et nous, les Français, on fera attention. La multiplication n’est pas impossible mais le seul moyen de l’arrêter, ce sera quand les gens comprendront que c’est une folie.

L’idée que je trouve folle est celle des États-nations, que dans des frontières, se trouverait un peuple. Non : les frontières sont issues des guerres et quelque fois, du hasard. Les fragmentations en Europe, ce seront de mauvais divorces. Le Brexit, ça va mal se passer.

Comment pensez-vous concilier ce retour du contrôle aux frontières et cet effacement des États que vous décrivez ?

La fin du contrôle des frontières ne signifie pas la fin de la responsabilité des États, ça signifie qu’on va gérer autrement les frontières. Aujourd’hui, on sait que gérer les frontières par des contrôles, ça n’a pas de sens parce que vous bloquez les flux, c’est contraire à la vie économique. Donc il faut les gérer en continu, avec des organismes de concertation qui ont tout à fait de surveiller, de tracer leurs trajets. Les États sont une sorte de relais entre les territoires et le système international – ce qui ne veut pas dire la fin des États mais qu’ils acceptent d’être les rouages d’une gouvernance planétaire : d’un coté, ils doivent négocier pour leurs territoires et leurs populations des normes mondiales et de l’autre coté, en retour, ils doivent appliquer ces normes sur leurs territoires.

Quel avenir voyez-vous pour les frontières , alors ?

Il faut garder des formes de limites territoriales car il faut qu’il y ait des entités responsables de territoires mais l’avenir, c’est d’abord la coopération internationale et la création de règles planétaires, un avenir dans lequel les entités politiques, les Etats existeraient toujours mais ne seraient plus des espèces d’entités souveraines fermées sur elles-mêmes. Les Etats représenteraient un territoire, une population, discuteraient avec les autres représentants de territoires et de populations, et on trouverait ainsi des règles du jeu. Prenons un exemple : nous voyons bien que, les flux de migrants, nous en avons besoin parce que la population est vieillissante et qu’il faut la renouveler. Il faut donc trouver un équilibre entre ces flux de migrants et nos préoccupations mais cela suppose que les gens soient rationnels et raisonnables – ce qu’ils ne sont pas. Avant que cet avenir se réalise, il y aura peut-être une crise très grave comme celle des années 1930-1940. Il y aura peut-être même des guerres mais il est sûr que l’humanité n’a pas le choix. C’est notre planète et il faut la gérer le mieux possible, et la gérer ensemble, car nous n’allons pas continuer à nous entretuer. Cela prendra du temps, mais il faut une gestion commune des territoires, des richesses mais c’est le seul avenir possible si l’humanité veut survivre.

Auteur·rice·s

Sudiste exilée à Paris, Mazienne #fromthebeginning. Droguée à l'actu, le plus souvent par seringue radiophonique.

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