STYLE

Mauvais genre ! Vêtement, culture et scandales

Couvrir les corps

Porter le poids du péché originel

Puisque nous en sommes à la religion, intéressons-nous à l’influence fondatrice que le christianisme eut en Occident dès les premiers âges – fondatrice, puisque le mythe chrétien le plus largement connu nous explique très clairement la fonction première du vêtement. En effet, le premier réflexe d’Adam et Eve après avoir croqué la pomme fut de… se couvrir par tous les moyens. Si tout ce qui leur tomba alors sous la main fut une poignée de feuilles de vigne, ce fut ce douloureux sentiment de honte à l’égard de leur nudité qui les poussa à les utiliser comme cache-sexe, puis à fabriquer eux-mêmes leurs premiers vêtements pour se protéger des attaques du monde extérieur. Chassés hors du cocon divin, où tout existait pour eux, leur seconde enveloppe devint alors le symbole de leur chute et du poids de leur peine à venir : ils allaient devoir travailler dur pour trouver la rédemption.

Atelier de Lucas Cranach l’ancien, Adam et Eve, 1re moitié du XIVe siècle Paris, Musée des Arts décoratifs

Atelier de Lucas Cranach l’ancien, Adam et Eve, 1re moitié du XIVe siècle
Paris, Musée des Arts décoratifs

C’est ainsi depuis cette origine biblique que le vêtement se trame de symbolique et exprime non plus seulement la fonction sociale comme aux temps païens de l’Antiquité mais surtout le degré de probité de son porteur, et révèle une certaine dignité morale. Imprégnées de christianisme, les mœurs du Moyen-Age rattachaient ainsi directement l’apparence de la tenue au degré de modestie de son porteur. Si l’habit fait le moine, c’est d’abord par ce qui est rendu visible de dépouillement de soi, à travers une mise simple, l’usage de tissus chauds mais rustres, et la préférence pour des couleurs sombres et naturelles. Les parures plus élaborées, réservées aux chevaliers et aux seigneurs, avaient surtout une fonction et n’étaient jamais purement ornementales.

Devant signifier le rapport de son porteur avec son environnement, la mise devint ainsi au fil du temps l’expression mêlée du rang et de la dignité morale de la personne ; en ce temps-là, le gentilhomme était évidemment, par sa seule naissance, doté des plus hautes vertus. Nous devons donc au péché originel le poids moral qui semble peser sur nos difficiles choix du matin face à notre penderie. Puisque mon apparence, c’est moi et l’ensemble de mes vices et vertus, que me faut-il porter aujourd’hui pour rentrer dans le rôle qui m’a été imposé ?

Des différences très marquées entre les genres

En effet, s’il est bien ancré dans les consciences que l’on est toujours libre du choix de nos vêtements, puisqu’on impute à sa personne morale les défauts de sa tenue, ce qui nous semble une évidence se révèle en fait bien artificiel. Il s’agit plutôt d’un effet d’un certain conditionnement culturel, nécessaire à la vie en société, et qui détermine par avance les catégories dans lesquelles on devra se ranger, les deux principales étant celles décidées dès la naissance par l’appartenance au sexe féminin ou masculin.

Opposés mais complémentaires, dit-on, ces genres associés de facto à la présence ou l’absence de certains attributs morphologiques participent au maintien d’une société bien ordonnée puisque chacun·e se voit attribuer un rôle, actif ou passif, qui se répercute sur la manière de s’habiller. Si les modes ont évolué au fil de l’Histoire au point que les sexes se sont échangés la préférence de couleurs significatives, le port de talons hauts ou de tissus délicats, chaque époque a mis un point d’honneur à distinguer nettement l’homme de la femme en réservant certains attributs à l’un ou l’autre sexe. Saviez-vous qu’ainsi le port de la couleur rose était réservée aux petits garçons jusqu’au début du XXe siècle car, plus difficile à obtenir, elle était plus coûteuse ? L’opposition entre pantalons et robes demeure aussi révélatrice : aux hommes l’action, le confort de déplacement, et aux femmes la parure agréable à l’œil mais immobile et inhibitrice. Quel meilleur exemple que les corsets pour illustrer cette séparation fondamentale entre les êtres destinés à agir et ceux tout entiers dédiés à leur devoir de plaire passivement ?

C’est sur cette opposition fondamentale que semblent se baser nombre de civilisations, jusqu’au yin et au yang, énergies féminines et masculines dans la philosophie chinoise. Depuis l’Antiquité, où la femme s’occupait du foyer tandis que l’homme sortait participer à la vie politique, c’est le rôle de l’un ou de l’autre qui détermine, à l’origine, la manière de s’habiller. Mais cet aspect pragmatique s’est peu à peu dissous dans la figure centrale du convenable, de cette manière de rentrer dans le moule que notre naissance en tant que petit garçon ou petite fille a déterminé. Tout ce qui tente de sortir du cadre fait ainsi figure de rébellion contre l’ordre établi, et ce à cause de cette haute teneur en symbolique que comportent nos codes vestimentaires.

On en hérite des usages dont on a perdu le sens originel, à l’image du sens de boutonnage des chemises, inversé entre celles dites pour hommes et celles pour femmes. À droite pour les grands garçons capables de s’habiller eux-mêmes, à gauche pour les demoiselles assistées de femmes de chambre. L’aspect pratique des tenues n’a d’ailleurs jamais vraiment été un critère déterminant dans l’habillage des corps féminins, qui consacraient de toute façon un temps considérable à leur toilette. À la fin du XIXe siècle, les dames pouvaient ainsi se changer jusqu’à huit fois par jour selon les circonstances et les événements auxquels elles assistaient. Ce souci d’adéquation entre activité et tenue était bien sûr le même pour les hommes, mais constituait tout de même le principal souci du sexe féminin, libéré du devoir de travailler et de faire des affaires. C’était aussi la veuve qui devait s’astreindre à un étalage rigoureux et très codifié du deuil par sa toilette durant plusieurs mois, exemple frappant qui nous montre au passage à quel point les femmes étaient dépendantes de leur mari jusque dans leur manière de se présenter physiquement au monde.

Entre couverture et dévoilement, la mode indécise

Quoi de plus central alors, dans ce jeu d’exhibition de ce que l’on est par les atours et pas les atouts, que le concept de pudeur, qui permet de légitimer un certain contrôle de l’habillement ? Entre vanité et modestie, les critères de la bienséance oscillent et parfois s’inversent. Quelques siècles après l’ordonnance de Charles VI interdisant le port de capuchons trop couvrants, ce n’est plus à la loi ou à la police de contrôler tout cela ; la société s’auto-régule, le plus souvent grâce à la force de la honte, du ridicule.

Alexis Chataignier, Ah, quelle antiquité !!! Oh ! quelle folie que la nouveauté… 1797, Paris © BnF

Alexis Chataignier, Ah, quelle antiquité ! ! ! Oh ! quelle folie que la nouveauté… 1797, Paris © BnF

Au XVIIIe siècle, on moque alors les femmes qui dissimulent leurs traits sous des coiffes et couvre-chef d’une taille démesurée ; les capotes et autres calèches sont tournées en dérision dans des caricatures voire des satires joliment tournées, à l’image du poème adressé à « Mesdames les Capotes », écrit en 1755 par Mercure de France. Depuis le début du siècle où des vêtements trop amples et trop couvrants laissaient soupçonner qu’ils dissimulaient une grossesse clandestine et déshonorante, cette tendance à cacher savamment ses traits, devenue coquetterie, n’est plus réprouvée pour des questions d’honneur, mais plutôt d’un excès d’orgueil et d’artifices visant à mettre en valeur un corps qui disparaît de plus en plus. La démesure, adversaire principale de ces mentalités réprobatrices et moralisatrices, n’a d’ailleurs cessé d’apparaître sous les formes les plus diverses, du XVe au XXIe siècle, à travers la déformation inévitable du corps qu’entraînaient les hauts-de-chausse rembourrés, les Oxford bags puis les baggys. Si l’on se doute que ces derniers purent faire scandale à cause de la dose de provocation qui traverse tout choix d’écart à la norme, la justification latente de leurs critiques demeure liée à tout ce que ces pans de vêtement peuvent dissimuler.

Mais l’inverse est aussi critiquable, comme les mœurs semblent mettre un point d’honneur à nous le faire sentir à l’égard de pièces trop moulantes. Se montrer, certes, mais surtout pas trop ; juste de quoi se faire reconnaître et identifier par autrui. Nul besoin de se rapprocher de ce que l’on édifiera en « attentat à la pudeur », c’est-à-dire la révélation sans concession de parties sexualisées – celles-là même qui, étrangement, permettent la distinction sur laquelle se base toute référence aux conventions féminines et masculines. Il existe bien sûr des moments où, surtout pour les femmes, montrer un peu plus sa gorge ou sa cheville est, plus qu’accepté, encouragé ; par exemple lors des soirées mondaines des Temps modernes, où il s’agissait pour elles de faire honneur à la soirée en apparaissant particulièrement belles et apprêtées. Aujourd’hui, on sait combien une jupe trop courte, un décolleté trop plongeant ou un leggings trop moulant s’attirent les reproches de spectateurs attachés à la bienséance. C’est l’hyper-sexualisation qui semble pointée du doigt comme une dépravation mais, dans ce cas, que penser de l’incohérence flagrante de cette société qui exhibe sur les panneaux publicitaires des images de corps féminins parfaits, désirables et destinés à attirer le consommateur ? Peut-on reprocher à la femme de s’habiller en accord avec ce que la société fait de son image dans les médias ?

Walter Von Beirendonck, prêt-à-porter automne/hiver 1996-1997 © Guy Marineau

Walter Von Beirendonck, prêt-à-porter automne/hiver 1996-1997
© Guy Marineau

C’est là tout le paradoxe de ce que l’on fait du vêtement en le liant étroitement à un ensemble de symboliques et de codes moraux. L’ambiguïté de l’habit, tiraillé entre sa simple forme de bouts de tissu et sa fonction essentielle de signifiant, effectue le passage de l’individualité à la vie en société. On peut alors en jouer, s’en servir, tout comme lui-même peut aussi nous desservir…

Aime la culture, TOUTE la culture, et l'anonymat. Pas facile d'en faire une biographie, dans ce cas. Rédactrice et Secrétaire de Rédaction pour Maze. Bonne lecture !

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