« Et le roi des cons sur son trône, j’parierais pas qu’il est all’mand » ! Ce sont sur ces paroles signées Renaud, volume à fond, que nous entrons dans l’exposition L’esprit français. Contre-cultures, 1969-1989 à la fabuleuse et dynamique Maison Rouge, boulevard de la Bastille à Paris. Le chanteur au foulard rouge n’est pas le seul à avoir « gueulé » contre la société. Tour d’horizon de cette exposition piquante.
La vision de l’avenir : l’alliage de l’idéalisme et du nihilisme
Les insoumis-es qui composent cette exposition remarquablement fournie affichent leur insatisfaction chronique par le biais de l’art. Une insatisfaction qui se veut liée à l’envie de changer les choses sur tous les plans (culturel, social, politique…), au désir d’un avenir meilleur, mais qui se couple forcément d’une certaine lucidité acerbe sur la situation présente. Parfois même, cette dernière prendra le dessus et le pessimisme profond de certaines œuvres fait songer à tout sauf à l’espoir d’un bel avenir. C’est justement ce paradoxe intriguant et fécond, cet alliage de l’idéalisme et du nihilisme, qui donne tout leur intérêt à ces mouvements. Dans tous les cas, ces mouvements artistiques, intellectuels et humoristiques interpellent les esprits et réveillent les consciences.
L’ironie contre la bêtise
Ce qui interpelle, en divaguant au gré de l’exposition, c’est le rire, notre propre rire face aux œuvres. Comment ne pas se fendre la poire en visionnant l’extrait de « Maso et Miso vont en bateau », (un film de Carole Roussopoulos, Nadja Ringart, Delphine Seyrig et Ioana Wieder, datant de 1976, produit par Les Muses s’amusent et édité par le Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir) où les propos misogynes d’une réelle émission télévisée sont détournés par des arrêts sur images, des cartons, des chansons… ? Une des premières « vidéo-scratch » de l’histoire. Hilarant. Les unes d’Hara Kiri, l’ancêtre de Charlie Hebdo, font doucement sourire, tout comme celles de L’Idiot international ou de Fluide Glacial. Évidemment, Coluche et son programme présidentiel de 1981 sont à hurler de rire, mais ont aussi un écho contemporain quelque peu glaçant. Cette « plaisanterie à caractère social » comme il la nommait, avait aussi un but contestataire et critique. Le rire et l’ironie sont de puissantes armes contre la bêtise, et ce n’est pas Flaubert ou Voltaire qui diront le contraire (pour cela, lire ou relire Bouvard et Pécuchet et Le Dictionnaire philosophique). L’ironie est une marque d’intelligence, car elle témoigne d’un recul, d’un refus de se complaire dans une position unique et fermée, d’un mouvement intellectuel perpétuel. Coluche, en offrant sa candidature en ces termes, même s’il s’agit d’une plaisanterie initialement, offre en réalité la possibilité d’un avenir ouvert.
L’exposition est extrêmement complète, tous les combats sont représentés : les droits des femmes, des homosexuel-le-s, des transgenres, des prisonniers, le refus de l’Etat policier, de la guerre, le refus des normes imposées par la société concernant les relations amoureuses et sentimentales, le refus de la culture académique traditionnelle, le refus d’une éducation normée qu’on donnerait aux enfants, la protection de l’environnement et la critique de la société capitaliste, les mouvements sociaux en faveur des classes défavorisées… Un éclectisme qui reste malgré tout chapeauté par un thème unique, la subversivité, le désir de ne pas laisser « le blanc, le bleu et le rouge à ces cons de français » comme l’affirme Kiki Picasso dans le titre de l’une de ses œuvres exposée et qui date de 2016 (l’exposition déborde un peu sur ses frontières chronologiques, et c’est tant mieux). Un éclectisme assumé, qui fait la longueur de l’expo, mais aussi sa disparité. On trouve une salle imitant une salle de classe de maternelle, avec moquette de couleur, petites tables et chaires, et BDs de Claire Brétécher à disposition : s’asseoir 15 min en tailleur pour lire est fort agréable. Se replonger dans les livres pour enfants à l’humour littéral d’Alain Le Saux est un pur délice.
Mais on trouve aussi, dans la salle dédiée aux transgressions sexuelles, une ambiance très « dark » qui correspond bien à l’œuvre à la fois inquiétante et fabuleusement intrigante de Pierre Molinier. Il faut dire qu’il s’est passé un nombre incroyable de choses importantes dans tous les domaines entre l’année érotique et la chute du Mur de Berlin. Charles de Gaulle meurt quand le Mouvement de Libération des Femmes naît, le Larzac a des défenseurs, Ariane Mouchkine met en scène la mutinerie de la prison de Nancy, le 8 mars 1972 entre en vigueur le décret autorisant la prescription de contraceptifs, des cas de SIDA sont recensés pour la première fois, la chaîne de télévision Canal+ est créée, le mouvement « Touche pas à mon pote » voit le jour comme le Collectif Mohamed, la notion de « bonne morale » est supprimée du Code, la première gay pride a lieu en 1981 et l’homosexualité est dépénalisée le 4 août 1982, Marguerite Yourcenar est la première femme entrant à l’Académie Française en 1980, le dernier condamné à mort est guillotiné le 10 septembre 1977… Une frise chronologique permet de se remémorer cette période qui marque la fin d’une époque et le début d’autres types de problématiques sociétales.
Les arrogant-e-s
La contre-culture est aussi une forme de défi. La liberté, valeur française s’il en est, est sans cesse mise à l’épreuve par ces arrogants qui n’ont de cesse de tester ses limites. Et Serge Gainsbourg de déclarer « Je suis un insoumis qui a redonné à la Marseillaise son sens initial » ou certaines (parmi elles, Monique Wittig) d’écrire sur une banderole déposée sous l’Arc de Triomphe en 1970 : « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme ». Dès le lendemain, la presse annonce : « naissance du MLF ». S’il est un fait récurrent dans les œuvres de l’exposition, c’est bien le détournement des symboles nationaux admis. Un esprit de provocation anime décidément les artistes, pour le plus grand plaisir du spectateur ou de la spectatrice. Il est difficile d’élever la voix en société et de crier son désaccord. Les artistes protestataires le font pour tout le monde. Les provocateurs et provocatrices ne sont pas seulement des personnalités controversées et arrogantes, ils et elles sont avant tout des courageux qui osent parler haut et fort. Ainsi Guy Hocquenghem d’être le deuxième homosexuel de l’histoire de France à faire son coming-out publiquement, Annie Le Brun d’être une femme et d’oser dénoncer le féminisme unique « qui s’arroge scandaleusement le droit de parler au nom de toutes les femmes ». La provocation des premiers mouvements féministes post soixante-huit est également palpable dans les titres des revues, magazines et bandes dessinées d’époque : Les gouines rouges, Tout ! Nous voulons tout, Clit 007, Le Sexisme ordinaire, Lesbia, L’Antinorm aka Prolétaires de tous pays, caressez-vous !, Le Temps des femmes, Ah ! Nana…
Enfin, de manière plus esthétique et plus gratuite, les « Rois de la sape », avides de belles fringues et de bijoux voyants, sont délicieusement orgueilleux. Cette Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes congolaise dont les pères fondateurs sont Djo Balard et Dr Limane crée la Sapologie, paraphrase les Dix commandements, impose une vraie culture, et se fiche du reste. Il en va de même pour Alain Pacadis, icône effrontée de la punkitude. Alain Pacadis peut être rebutant et agaçant, et c’est justement là que réside la beauté et la grandeur de ces figures controversées, mais il a le mérite d’avoir dit :
« Nous refusons le monde des adultes, on ne peut pas s’intégrer, alors la seule chose, la seule révolte possible, c’est la jouissance présente. »
Le refus, l’espoir conservé de l’enfance, la révolte, la jouissance… Et le présent. Et si la révolte et la préoccupation de l’avenir passaient fondamentalement par une hyperconscience du présent ?
La révolte pour tou-te-s
Vers la fin du parcours, un escalier nous happe vers le sous-sol, vers les bas-fond de ce que peuvent être les contre-cultures. Une musique de garage de Bérurier Noir sature l’espace sonore, les murs sont froids et gris, on aperçoit des bouteilles de bière abandonnées au loin… Et projeté au mur, l’œuvre de Régis Cany : « Les Photographittis, Paris et région parisienne », (1977-1982). À la manière des veilles diapositives, des photos stylisées de graffitis, en noir et blanc, défilent. On y lit alors des commentaires acerbes et drolatiques, dans tous les cas, voués à faire réagir, tels que « Travail, Famille, Pastis », « Soyons voyous », « RÊVE », « Poing noir » ou encore, simplement mais poignant : « NON ». Le graffiti est une forme de révolte permanente et diffuse, c’est la « petite » révolte qui est partout, atteignable par tous et toutes – que celui qui n’a jamais écrit un petit quelque chose sur une table de classe lève la main. L’avenir est donc à portée de stylo bic, de clavier d’ordinateur ou de bombe de peinture.
C’est en réalité le droit à l’alternatif qui est le mot d’ordre à la Maison Rouge et qui doit être le mot d’ordre de quiconque se soucie de l’avenir : le souci de trouver une voie alternative à la situation présente, une voie toujours meilleure. Soyons alternatif-ve-s !
On ressort de l’exposition agréablement étourdi-e par le nombre et la disparité du contenu informatif et artistique (une soixantaine d’artistes et plus de 700 œuvres), émerveillé-e par les découvertes et par le sentiment qu’il reste encore tant de choses à voir, rassuré-e par le constat que la France demeure intelligente et produit de l’art contestataire de qualité, enfin, animé-e d’une force et d’un espoir motivants. Quelle énergie galvanisante à la Maison Rouge ! Exposition à voir du 24 février 2017 au 21 mai 2017.
Playlist de l’expo :
Renaud – Hexagone ; Gainsbourg – La Marseillaise ; Elli & Jacno – L’Âge atomique ; Marie-France – Je ne me quitterai jamais ; Taxi girl – Paris ; Bérurier noir – Porcherie ; Alain Souchon – C’est comme vous voulez.