Le célèbre rappeur Kery James laissera de côté son art premier pour offrir à tous un théâtre politique et virulent à travers son spectacle À Vif. Victime de son succès, la pièce a rempli les salles du Théâtre du Rond-Point à Paris, qui propose même une prolongation des représentations. Après l’avoir vue on comprend un tel engouement. A travers sa création, Kery James parle de son vécu, d’une thématique qui le touche fortement et qui est rarement traitée sur la scène théâtrale : la situation des banlieues. Ne jouant pas le rôle de celui qui détient la vérité sur cette question, le rappeur-poète propose un débat sous forme d’une joute verbale entre ces « deux France » qui s’ignorent habituellement mais qui se trouvent obligées de dialoguer et de s’écouter lors de cette finale de la Petite Conférence. Deux avocats s’affrontent alors dans une agora politique passionnée où nous jouons le rôle des jurés.

Source : Théatre du Rond-Point. Crédit photo : Giovanni Cittadini Cesi
Le spectacle commence par l’obscurité. La salle s’éteint pour laisser place à des bruits de voitures, à une musique rythmée par un battement de cœur, et au son des balles qui partent de ces canons donneurs de mort. « Voici l’histoire de Soulaymaan Traoré. Né dans les quartiers, tout était fait pour qu’il y reste mais Soulaymann s’est battu. » Et s’en est sorti brillamment, bien que le combat fût long. Originaire d’Orly comme Kery James, il a intégré l’école de formation du barreau de Paris et se retrouve aujourd’hui en final de la Petite Conférence, un grand concours d’éloquence. Le sujet du concours « inscrit à la craie sur un tableau noir » se présente sous la forme interrogative : « L’ÉTAT EST-IL LE SEUL RESPONSABLE DE LA SITUATION ACTUELLE DES BANLIEUES ? ».
Face à lui se trouve Yann Jaraudière (interprété par Yannik Landrein), grand, blond, et blanc. Un jeune « fils de », issu d’une famille de banquiers, qui défendra l’affirmative, tandis que Kery James qui incarne le jeune Soulaymaan, défendra la négative. La salle s’éveille sous les paroles virulentes de Soulaymaan, qui rentre en conflit avec Yann, lui reprochant sa bien-pensance. Les mots fusent et s’entrechoquent avec violence. La joute verbale est lancée entre les deux futurs avocats, dont le premier tableau s’intitule « Responsabilité » (le second portera sur l’École de la République).
Soulaymann résumera sa parole ainsi : « Mon discours sera celui de l’émancipation et de la responsabilisation, tandis que son discours sera celui de la victimisation ! ». Ainsi, il souhaitera prendre la défense de ces gens qui veulent se sentir responsables d’eux-mêmes, « désireux de prendre part à leur propre histoire et à celle du pays » sans être soumis, dans une position d’assistés, dépendant de l’État français. Yann quant à lui dénonce les « boulimiques de responsabilités », ces affamés de pouvoir « qui cumulent les mandats », en somme nos dirigeants. Dans un discours enflammé, il s’en prend à cet État, lui qui est à l’origine de la situation actuelle des banlieues : « C’est lui qui l’a provoquée, pour ne pas dire que c’est lui qui l’a voulue ! Et c’est nous qui récoltons amèrement ce que l’État a semé depuis plus de trente ans ! ». Vous l’aurez bien compris, selon lui, les politiques sont les seuls vrais responsables.
Soulaymann refuse cette vision car les habitants des banlieues devraient ainsi subir et devenir victimes. Après l’impôt sur le revenu (IR), l’impôt sur la valeur ajoutée (TVA), l’impôt sur les sociétés (IS)… Notre jeune avocat nous propose la taxe « Jaraudière », plus connue sous le nom d’ « IVDBF ». Un acronyme signifiant Indemnisation de Victimisation et de Dépendance totale des Banlieues Françaises, qui pourrait devenir la « nouvelle drogue du XXIe siècle ».
A Soulaymaan de résumer la position de son adversaire :
“Au fond il est nécessaire pour vous de les maintenir dans un sentiment de détresse et de victimisation permanente, car ce dont vous avez besoin, c’est qu’ils aient besoin de vous ! “
Un dialogue entre les « deux France »
Ce spectacle est éminemment politique, où la parole de contestation de Soulaymann a une certaine résonance en pleine campagne présidentielle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard car Kery James cherche avec « A Vif » à interpeller son public sur des problèmes de fond de notre société, bien trop souvent oubliés dans les discours des politiques d’aujourd’hui, qui préfèrent convoquer à outrance des termes tels qu’« islamisation » ou « radicalisation ». Les propos des deux jeunes avocats détonnent dans la salle. Kery James dit les choses avec virulence, et ne mâche pas ses mots. Il n’oubliera pas son art premier auquel il se livrera dans la dernière partie de la pièce, avec notamment un extrait de Constat Amer (sorti dans l’album Dernier MC en 2013).
Chacun conteste ce que dit l’autre, et s’amuse à l’exposer à des préjugés grossiers. Non, ce n’est pas parce que Soulaymann est noir et qu’il habite dans les quartiers, qu’il sait forcément où trouver du shit. Non, ce n’est pas parce que Yann a grandi dans un milieu très aisé que son père a privatisé l’hôpital où il est né, « sur un lit couvert de cachemire de Mongolie ». Savez-vous ce qu’est un Bounty ? Un noir qui a réussi à quitter la banlieue : « Noir à l’extérieur, et blanc à l’intérieur ». Ces préjugés font beaucoup rire et amènent de la légèreté dans cette représentation, où la densité du texte et l’intensité des tensions qu’elle soulève pèsent sur la conscience de chacun des spectateurs. C’est aussi l’occasion de se rendre compte du poids et de la violence que peuvent avoir ces a priori… on a donc finalement envie d’en rire et d’en pleurer en même temps.
Pourtant sur scène, les « deux France » finissent par se réunir. Les deux avocats que tout oppose au départ vont réussir à s’unifier pour former une ultime réponse. Finalement, ce n’est pas tant un conflit entre ces deux protagonistes mais plutôt l’opposition de deux visions, qui, si elles s’additionnent, forment une réponse adéquate à la question initiale de la Petite Conférence. Ainsi à la fin de la représentation, Yann déclamera le texte de « Lettre à la République », un titre de Kery James sorti en 2012, dont la dernière phrase du morceau sera reprise à l’unisson par les deux avocats : « Est-ce que les français ont les dirigeants qu’ils méritent ? ».
La salle est remplie. C’est un théâtre où s’exprime la diversité. Il y a ceux qui sont des abonnés du théâtre et ceux pour qui c’est la première fois. Il y a des enfants, des jeunes de banlieues et d’autres passionnés plus âgés. Kery James parvient ainsi à réunir dans la salle ces « deux France », et finalement la chose la plus importante à souligner serait peut-être que sa parole dépasse les limites de la scène et nous oblige, nous spectateurs, à enfin nous regarder en face dans les yeux. Et qu’à la fin de la représentation, les spectateurs issus de ces deux France se lèvent et applaudissent avec enthousiasme, ensemble et non plus séparés…
À Vif, de Kery James, mise en scène de Jean-Pierre Baro :
- Le 21 mars au théâtre de Bourg-en-Bresse
- Le 24 mars au pôle culturel d’Alfortville
- Les 17 et 18 mai à la Maison de la Musique de Nanterre