SOCIÉTÉ

De l’entrée dans l’ère de la post-vérité


En vogue dans les médias depuis quelques mois, estampillé en une de nombreux journaux depuis le fameux 9 novembre dernier, le terme de « post-vérité » est apparu comme le symbole de l’année 2016, à tel point qu’il a été élu mot de l’année par le dictionnaire de l’université d’Oxford. Cette entrée dans une nouvelle ère, celle de la post-vérité, serait-elle liée à l’invention d’un énième néologisme destiné à tenter d’analyser notre société contemporaine si complexe de par son instabilité, ou est-elle réellement le triste reflet de notre époque ? 

Ce concept n’est pas nouveau. En 2004, l’écrivain Ralph Keyes introduisait cette notion inédite en affirmant que la porosité grandissante des frontières entre la vérité et le mensonge avait rendu cette dichotomie inadaptée, et qu’il était devenu indispensable de parler de post-vérité. 2016, une année marquée par d’innombrables événements révélateurs de la crise démocratique des sociétés occidentales avec en première ligne l’élection de Donald Trump et le Brexit, aurait aux yeux de nombreux analystes, entériné cette expression dans notre langage courant. L’ère de la post-vérité ferait alors référence à une époque où « les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles » selon les mots du dictionnaire d’Oxford. Le préfixe « post » n’a pas ici un sens chronologique, mais il relègue la question de la vérité au second plan dans les priorités de l’opinion publique.

Entre conséquence de l’avènement des réseaux sociaux et de leur flot d’informations continu et illustration de la crise de la démocratie représentative, la consécration de nouveau concept marque la création d’un nouveau paradigme qu’il convient d’interroger.

Source : Oxford Dictionaries

Les réseaux sociaux au prisme de l’avènement de la post-vérité

Aux lendemains de la victoire des Brexiters – autre mot phare de l’année passée – la rédactrice en chef du Guardian, Katharine Viner, publiait une longue analyse dans laquelle elle fustigeait les réseaux sociaux, responsables selon elle de cet état actuel de déliquescence de la notion de vérité. Le scandale mondialement diffusé, provoqué après les accusations proférées à l’encontre de David Cameron qui se serait amusé à insérer ses parties intimes dans la gueule d’un cochon mort, en est à ses yeux une illustration criante, les faits n’ayant jamais été avérés. Comment expliquer, après qu’elle a été partagée par des millions d’êtres humains dans le monde entier, que cette histoire scabreuse n’a en réalité aucune source légitime ? Comme elle s’interroge avec un pessimisme certain à l’issue de son introduction, « la réalité a-t-elle encore de l’importance ? ». Pour prolonger sa pensée, la réalité a-t-elle encore un sens ?

La critique n’est pas nouvelle : Internet est une magnifique invention dont le corollaire est le flux incontrôlable d’informations difficilement vérifiables. Récemment, de nombreux médias critiquaient les affiches réalisées par « les Jeunes avec Marine » se basant sur des informations tout bonnement erronées en comparant les revenus précaires de citoyens français à ceux de migrants. Ces affiches, largement diffusées sur le web, ont provoqué un tollé auprès de nombreux internautes, bien que la polémique inverse dénonçant ces accusations infondées ait été aussi importante. La diffusion massive de fausses informations n’est pas que l’apanage de l’extrême-droite, bien que les exemples – notamment en rapport avec la crise des migrants – aient été divers ces derniers mois. Plus généralement, cet autre exemple est le reflet d’une époque où, paradoxalement, un nombre incommensurable d’informations circule sans pour autant qu’il y ait une réelle connaissance des faits. La vérification des sources ou de la véracité des informations fait souvent défaut, chez les plus jeunes comme chez les plus âgés. Aussi, l’image, dotée d’une puissance quasi-normative, fait souvent figure de preuve, alors qu’il est extrêmement facile de détourner une image trouvée dans un des recoins de la toile.

La force d’Internet et plus particulièrement des réseaux sociaux est aussi sa faiblesse, car si ces outils numériques sont des espaces propices à l’expression et au débat, ils sont également le vecteur de propagation de nombreuses informations erronées. Pour autant, si la technologie et les médias participent grandement à cette logique d’avènement de la post-vérité, elle semble à mes yeux tenir sa source dans le champ politique actuel et en particulier dans le contexte d’une crise accrue de la démocratie représentative.

Une illustration criante de la crise politique actuelle

Comme le soulignait The Economist dans un dossier consacré à la post-vérité en septembre dernier, l’art du mensonge dans le domaine du politique ne date pas d’hier. L’entrée en guerre des Etats-Unis en Irak en 2003 peut d’ailleurs se ranger dans le camp de la post-vérité ; ayant accusé le gouvernement de Saddam Hussein de détenir des armes de destruction massive sans véritable preuve, l’administration de George W. Bush Jr. a su surfer sur la peur des Américains dans le contexte de l’après 9/11.

Pour autant, comme il a été déjà été souligné, c’est en 2016 que la post-vérité a connu ses plus beaux faits d’armes. En premier lieu, lors de la victoire du « oui » au référendum britannique sur la sortie de l’Union Européenne en juin ; puis lors de l’élection début novembre du candidat républicain Donald Trump. L’exemple le plus repris à l’issue du Brexit était celui d’un argument sur lequel se basaient Nigel Farage et consorts afin de convaincre le peuple britannique de quitter l’Union Européenne : selon eux, le Royaume-Uni versait 350 millions de livres sterling par semaine à l’UE, qui pourraient être reversés au National Health Service en cas de victoire du « oui ». Ces chiffres, tout comme la promesse, étaient bien évidemment faux, mais ils ont eu un impact conséquent sur le vote.

Boris Johnson devant un bus sur lequel est affiché un argument pro-Brexit.
Photo : REUTERS

D’un autre côté, Donald Trump a maintes fois été décrié pour avoir multiplié les contre-vérités lors de sa campagne, comme lorsqu’il remettait en doute la nationalité de Barack Obama, qu’il doutait du changement climatique ; depuis son élection, il a également clamé que des millions d’immigrants avaient voté illégalement, lui faisant perdre le vote populaire. Les exemples sont multiples, et le site de fact-checking PolitiFact a d’ailleurs souligné que seulement 15 % de ses affirmations étaient vraies ou en grande partie vraies. Le journaliste Carl Bernstein, célèbre pour avoir fait éclater le scandale du Watergate à l’aide de son collègue Bob Woodward, affirmait quant à lui récemment que Donald Trump est plongé dans un « environnement sans faits ».

Ainsi, la notion de « post-vérité » prend ici tout son sens ; en effet, la nuance est que, si certaines promesses ont eu un impact prééminent sur les votes américains ou britanniques, ici, ce ne sont pas forcément de fausses promesses qui ont conduit à ces résultats, mais bien l’utilisation d’informations tout simplement fausses. Pourtant, en dépit des dénonciations de ces arguments erronés par de nombreux médias, c’est bien le storytelling de Donald Trump qui a su convaincre les Américains de voter pour lui. C’est sa critique de l’establishment au pouvoir à la Maison Blanche, l’instrumentalisation des peurs des citoyens américains face à la menace terroriste, à la pauvreté ou à la question de l’immigration qui a pris le pas sur la véracité des faits. Tout comme c’est la dénonciation d’une Europe profondément bureaucratique, technocratique et responsable des difficultés économiques du Royaume-Uni qui a amené une majorité des Britanniques à voter en faveur du « oui ».

L’analyse de ces deux événements majeurs de l’année passée comme le reflet d’une crise de la démocratie à son paroxysme a été maintes fois reprise et placardée comme un ultime avertissement avant les élections présidentielles françaises à venir. C’est ce scepticisme à l’égard des institutions démocratiques occidentales, critiquées pour leur lutte face au terrorisme, au chômage, qui a notamment vu l’avènement de la post-vérité. C’est l’instrumentalisation des peurs du peuple, une utilisation parfaite de la « géopolitique de l’émotion » propre à Dominique Moïsi à propos des questions liées à l’immigration, à l’islam, qui voient la progression de diverses formes d’extrémismes, alors que la vérité occupe de plus en plus souvent une place secondaire. Face à ce rôle secondaire que semble désormais occuper la véracité des faits, c’est la tâche des institutions politiques comme des médias de résister à la diffusion de plus en plus abondante de cette logique de post-vérité, sans oublier qu’ils en sont parmi les premiers responsables. Il serait ainsi de bon ton que cette nouvelle expression trouve au plus vite sa place parmi les anachronismes et reste cantonnée à 2016.

Diplômé de Sciences Po Toulouse. Adepte des phrases sans fin, passionné par la géopolitique et la justice transitionnelle, avec un petit faible pour l'Amérique latine. J'aime autant le sport que la politique et le café que la bière. paul@maze.fr

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