« Chaque fois qu’un mur se dresse, il y aura toujours des “soulevés” pour faire le mur » nous dit Georges Didi-Huberman, le commissaire de l’exposition, à l’entrée de celle-ci. L’exposition Soulèvements se déroule du 18 octobre 2016 au 15 janvier 2017.
Le philosophe et historien de l’art français nous propose un réflexion sur la question : Qu’est-ce que se soulever ? Quel est ce mouvement qui nous tire vers haut ? Est-ce pour franchir les obstacles ? Pour se rendre plus haut et donc plus fort ? Pourquoi nous soulevons-nous, qu’est-ce qui fait qu’à un moment, il n’y a pas d’autre choix ? Avec quels outils et quelles forces parvenons-nous à nous hisser et à nous soulever ? L’exposition, tout en remémorant ou apprenant les grands soulèvements historiques et pointant du doigt les moins connus, tente de donner des réponses anthropologiques, politiques et philosophiques à ces questions à travers le média artistique.
La photographie est mise à l’honneur, mais on y admire également des journaux d’époques, des collages, des courts métrages originaux… Le parcours est dense et long : il est constitué de cinq parties bien fournies en œuvres. I. Par éléments (déchaînés), II. Par gestes (intenses), III. Par mots (exclamés), IV. Par conflits (embrasés), V. Par désirs (indestructibles). Les titres d’eux-mêmes seuls donne matière à réfléchir. Peu d’explications sont disponibles, une visite guidée est donc très enrichissante et amène vraiment une plus-value sur cette exposition. Mais tout esprit mi-artiste mi-détective se délectera à deviner le sens de certains clichés plutôt sibyllins quant au thème du soulèvement, ou celui des vidéos ultra-minimaliste où l’on voit un ruban rouge flotter dans les airs à l’aide d’un souffleur pendant deux minutes et 37 secondes. Le court-métrage du verre de lait (Jack Golstein, A Glass of Milk, 1972) est à ce titre frappant. On y voit un poing qui frappe une table sur laquelle se trouve le verre. Il tremble et déborde chaque fois légèrement. Il faudra des dizaines et des dizaines de coups avant que le verre ne se renverse. Cette oeuvre crée de la frustration, de la colère, on voudrait que les coups s’accélèrent et s’intensifient mais ils n’en font rien. Le poing reste régulier, solide, il ne se fatigue pas, comme une force tranquille au milieu du chaos. L’image d’une lutte sans répit pointe et se transfigure sous nos yeux, d’une lutte qui malgré d’infimes résultats ne désespère jamais, comme le symbole de l’espoir qui fait naître et perdurer les soulèvements.
Ce qui est pertinent dans ces œuvres minimalistes (celle de Golstein n’est pas seule), c’est la réflexion d’abord philosophique qu’elles suscitent. Elles sont plus symbolistes que représentatives. Le soulèvement se présente plutôt dans l’imaginaire comme quelque chose de chaotique, de violent, en mouvement, en désordre, comme quelque chose qui crie et qui peut même blesser, ensanglanter, tuer. Visiteur, visiteuse si vous n’êtes pas sensible au minimalisme, et si vous vous attendez à du grandiose, de l’épique, cette exposition n’est pas totalement faite pour vous. Toutefois, cette dimension arrive un peu plus tard, par légères touches, avec l’Obrero en huelga, asesinado (Ouvrier en grève, assassiné, prise en 1934), de Manuel Alvarez Bravo où le sang est bien visible, ou dans la célèbre photo de Malcolm Browne, Immolation par le feu du moine boudhdhiste Thich Quang Duc à Saigon, prise en 1963. Un des plus captivant et poignant : ce diaporama de 81 diapositives prises entre 1999 et 2000, Waiting for Tear Gas (white globe to black), d’Allan Sekula. On y voit des clichés contrastés et saturés souvent pris de nuit sous les lueurs des voitures de police, à base de bombes lacrymogènes et de larmes. Soulèvements propose d’abord une invitation à la méditation théorique sur l’acte de se soulever. Il n’en reste pas moins qu’elle donne envie d’agir et de lever le poing, en sortant.
La variété des sujets et des soulèvements est prodigieuse. Quel bonheur de faire le lien entre le fabuleux Neruda de Pablo Larrain et les clichés des manifestations contre Pinochet. Même si le film se déroule en 1948, il ne faut pas oublier que le doute plane toujours sur la mort du poète. Nous voyageons de Victor Hugo à Joan Miro, de Félix Valloton à Tina Modotti, de la danse au sport, des étudiants aux prisonniers, des ouvriers aux paysans, de la colère aux larmes (voir ce visage en pleurs d’une jeune fille immortalisée par Ken Hamblin en 1971, tenant une pancarte Stop the murders now manifestant contre les assassinats impunis de noirs américains…) des femmes poussées dans la chambre à gaz par les SS (quatre clichés flous récupérés à la volée et pris au péril de leur vie par des prisonniers juifs en 1943) aux migrants de la Gare de l’Est à Paris, en 2016. Tout cela majoritairement en noir et blanc, ce qui fait d’autant plus éclater le rouge révolutionnaire lorsqu’il fait son apparition explosive. L’exposition est très intense émotionnellement.
Pas de soulèvements sans chute, pense-t-on à un moment donné de l’exposition. Effectivement, après une ascension, difficile est le chemin du retour, conséquence inévitable de la prise de risque contestataire : la chute est envisageable. Cette règle ne s’applique pas ou si peu en photographie créant ainsi un effet saisissant. Le soulèvement peut s’y figer ad aeternam en son sommet, comme par enchantement. Pour toujours, on ne verra pas le fusil des femmes soldats de la Révolution mexicaine capituler. Pour toujours, on ne verra pas la pierre lancée par cet étudiant en colère de mai 1968 éternisée par Gilles Caron retomber durement. Pour toujours, on ne verra pas le poing des Black Panthers se baisser… Evidemment, à la vue de certains clichés, on imagine aisément la suite, les coups, les morts, le pire va se passer, on le sait, l’Histoire nous l’a dit. Mais d’autres sont irrémédiablement tournés vers l’espoir et la vie. Tant que les hommes et les femmes seront vivant-e-s, ils et elles protesteront.