C’est un fait : la présidentielle de 2017 sera marquée par l’expression de « sécurité nationale ». Alors que le Parlement s’apprête à discuter, sur proposition du conseil des ministres, de la prolongation pour la cinquième fois consécutive l’état d’urgence afin de sécuriser le scrutin, cette thématique scande et scandera d’ici à mai les discours des candidats. Décrite comme une dérive autoritaire par ses détracteurs, cette prolongation est justifiée par un péril imminent et couvert par le secret d’État – aux frontières dangereuses et mouvantes surtout dans un contexte électoral.
Cinquième reconduction : quel bilan pour l’état d’urgence ?
Face à un « péril imminent », cette prolongation d’un état temporaire et contraignant fait autant débat que sa justification. Pour les détracteurs, c’est un abus, un dérive autoritaire du pouvoir malgré la médiatisation récente de l’attentat déjoué, fomenté par une cellule strasbourgeoise. C’est indéniablement un signal politique fort de la part de l’exécutif. Au lendemain des attentats tragiques du 13 novembre, l’état d’urgence a prouvé un temps son efficacité dans la lutte antiterroriste : perquisitions, fouilles, assignations à résidence ont été facilitées. Mais cette mesure temporaire a aussi donné lieu à de multiples dérives, évidentes lors des manifestations contre la Loi Travail, qui ont fini par inquiéter le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Nils Muiznieks en visite à Paris mardi 29 novembre. Sur les 520 perquisitions administratives opérées depuis le 25 juillet, dix ont donné lieu à une ouverture d’une enquête par le parquet antiterroriste. Difficile donc de justifier un tel régime à l’aide de ces chiffres ; ainsi, le gouvernement en appelle à la « sécurité nationale », qui serait fortement menacée par les temps qui courent tout en maintenant les preuves secrètes.
Barry Buzan, professeur émérite en relations internationales à la LSE, parle d’ « acte de sécurisation », un acte de discours formulé par un agent sécurisant, en réponse à une menace pesante. Un intervenant légitime en vient à convaincre son auditoire que la menace est réelle, sortant de la sphère de politique publique pour justifie l’emploi de menaces extraordinaires, en présentant un danger comme immédiat, urgent et imprévisible. Pour lui, « la sécurisation peut être définie comme une version plus extrême de la politisation », particulièrement efficace donc dans un contexte d’état d’urgence.
De fait, la limitation de l’état d’urgence résulte de ses contestations par l’opinion publique, dans un jeu démocratique normé, à l’aide de pétitions, de manifestations, débouchant sur des rencontres permettant de parvenir à une solution consensuelle. Par exemple, dernièrement, la tentative d’instauration d’un méga-fichier de données à l’échelle nationale (ou Titres Électroniques Sécurisés) a fait scandale : rassemblant nom, prénoms, taille, sexe, couleur des yeux, filiation des parents, données biométriques des citoyens français sans leur consentement express, il a été publié le 30 novembre par décret au Journal Officiel dans la plus grande discrétion. Le gouvernement, et plus particulièrement Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur, a été obligé de rétropédaler, censuré par le Conseil Constitutionnel. La sécurité nationale est marquée du sceau du secret d’État, aux contours extensifs et peu établis.
Le secret d’État à la rescousse de l’État autoritaire
Le chercheur Thierry Balzacq (1) analyse l’omniprésence de la sécurité nationale dans le débat public à l’aide de trois facteurs : « le déclin de la souveraineté nationale », « l’accroissement sans précédent de la densité interactionnelle au niveau transnational, et l’éclatement conflictuel de la scène internationale, sous-tendue par des dynamiques identitaires ». En effet, les politologues américains ont pris pour habitude d’utiliser l’expression de « security state » (ou État de sécurité).
À l’heure des déclarations de candidature et des discours forts, une certitude : la sécurité sera un thématique centrale dans la course à venir, un mantra qui prend désormais le pas sur la raison d’État. La tentation du tout sécuritaire est grande, d’autant plus dans un contexte électoral, où aucun parti ne souhaite endosser la responsabilité des conséquences éventuelles de la fin de l’état d’urgence. Sans aller jusque dans le sens du philosophe Giorgio Agemben, assurant dans son entretien au Monde, que « l’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. », cette cinquième probable prolongation peut amorcer un basculement dans un État policier, qui n’aurait rien à envier à Big Brother (1984 d’Orwell). Référence battue et rebattue mais cette tendance autoritaire a aussi permis de faire adopter dans une (grande) discrétion la loi sur le renseignement.
Si le fichier TES avait de quoi outrager les défenseurs des libertés individuelles, il n’est rien comparé aux programmes de surveillance mondialisée perpétrée par la NSA aux Etats-Unis. Révélés par Edward Snowden en juin 2013, ceux ci paraissent déjà loin. Les services de renseignement américains ont été sévèrement pointés du doigt, leur organisation parcellaire et le manque de communication entre ses agences seraient en partie responsable de l’échec de l’administration à assurer, justement, la sécurité nationale. C’est la première fois que les États-Unis sont frappés sur leur propre territoire, la guerre contre la terrorisme frappe à la porte de ses citoyens. Elle devient la cible n°1 et dans la foulée, le Patriot Act de décembre 2007 investit les agences de renseignement quasiment des pleins pouvoirs : une surveillance généralisée, presque sans contrôle, pour préserver la sécurité nationale. Partout, tout le temps et indéfiniment. UPSTREAM, BLARNEY, FAIRVIEW, OAKSTAR, XKEY SCORE, STORMBREW, AURORAGOLD… Ces mots barbares vous disent peut être quelque chose : ce sont des noms des programmes qui écoutent et classifient chacune de vos communications.
PRISM est le premier programme de surveillance de masse à être révélé : mis en place en 2007, il est placé sous l’autorité de l’United States Foreign Intelligence Surveillance Court (FISC), un tribunal qui somme en réalité les géants du Net de transmettre l’intégralité de leurs données notamment, sur les serveurs d’entreprise commerciales. Chaque pays a accès aux écoutes de ses citoyens via une base de données commune grâce à des accords multilatéraux.
Un contrôle généralisé et sans limites, à la Big Brother donc. L’enquête la plus récente, menée par le Privacy and Civil Liberties Oversight Board de la Maison Blanche, a déterminé que le programme de surveillance de masse n’était pas seulement inefficace – ils ont trouvé que cela n’avait jamais arrêté ne serait-ce qu’une attaque terroriste imminente – mais qu’il n’avait aucun fondement légal.
Un dangereux équilibre
Si l’on pense en philosophe, l’État est investi des pouvoirs de commandements en vertu du contrat social : pour éviter la guerre du tous contre tous, l’État dispose d’une autorité manifeste, afin de mettre fin à la peur intestine, à l’origine des guerres civiles. Or si l’État, en appelant sans cesse à la sécurité nationale, maintient les citoyens dans un climat de peur constante afin d’asseoir sa légitimité, dans des temps où elle est fortement contestée, l’État faillit au contrat social et les conséquences ne peuvent qu’être désastreuses.
Edward Snowden dénonce une divergence des intérêts : un intérêt national plus offensif avec des techniques d’espionnage massives et l’intérêt des citoyens, pour une sécurité commune assurée par le respect des principes fondateurs de notre société.
Dans ces temps difficiles, la notion de sécurité ne doit pas être diabolisée pour autant. Tout est question d’équilibre. Viser une transparence totale est tout aussi dangereux : pour bien fonctionner, les institutions ont besoin d’un certain degré d’opacité, pour assurer notamment le bon déroulement de l’institution judiciaire. Déjà, Michel Debré avait pour habitude de dire à ses ministres : « un État bien ordonné exige le secret. »
La société doit préserver un pan de secret d’État dans le fonctionnement démocratique. C’est le rôle des médias, en quête de légitimité également mais capables, dans leurs révélations, de dénoncer les manquements de l’Etat policier, de lever l’incertitude dangereuse où sont plongés les citoyens, tout en préservant ce pan nécessaire et secret d’une sécurité nationale délimitée. Les menaces continuent de rythmer le quotidien de forces de l’ordre à bout de souffle et font planer une ombre dangereuse sur l’organisation des élections. En dernier recours, le Parlement est le garant des libertés individuelles : le vote du projet de loi s’inscrira dans le débat des primaires, divisant au sein des partis les partisans du maintien de l’ordre et les chantres du respect des libertés individuelles.
Ne vous cherchez plus d’excuses pour aller voter en mai ou même avant… Vous avez jusqu’à la fin de l’année pour changer de bureau de vote.
Et pour aller plus loin, on ne peut que vous conseiller la lecture de cet article.
(1) Thierry Balzacq, « Qu’est-ce que la sécurité nationale ? », Revue internationale et stratégique 2003/4 (n° 52), p. 33-50.