Pour célébrer les 500 ans d’Utopia, la célèbre œuvre de Thomas More, éditée dans la ville de Louvain en 1516, la ville présente du 20 octobre 2016 au 17 janvier 2017 « A la recherche d’Utopia », une exposition qui s’inscrit dans le cadre du Festival Urbain « The Future is More. 500 Ans d’ Utopia – Leuven ». C’est donc l’occasion pour revenir sur l’utopie : son histoire, sa nature, son sens.
Aux origines
Commençons par les basiques. Le terme « utopia » a été créé par Thomas More en 1516 afin de désigner une société idéale telle celle décrite dans son célèbre livre éponyme, L’Utopie, ou Traité de la meilleure forme de gouvernement. Venant du grec, « utopie » signifie « sans lieu », ou « qui ne se trouve nulle part ». Les utopistes créent en effet des sociétés imaginaires, non seulement afin de démontrer un projet, mais aussi d’éviter la censure politique ou religieuse. Elle peut se trouver dans un pays mythique, comme dans Les Aventures de Télémaque de Fénelon (1699), ou une île inconnue comme dans L’Île des Escales de Marivaux (1725). Cette notion d’idéal se retrouve d’ailleurs dans le mot « eutopie » (eutopia), aujourd’hui passé à la postérité, utilisé par More dans l’en-tête de l’édition de Bâle de son livre, en 1518, puisque le préfixe « eu » signifie « bon ».
Le projet et la portée politique
Au cœur des récits utopiques, la création d’une société idéale semble répondre à un besoin de changer, d’améliorer le monde réel et son fonctionnement. Elle propose un exemple à suivre, voir à réaliser. Comme l’explique Régis Messac, les récits utopiques répondent à un besoin social :
« Ce sont les périodes d’incertitude, d’inquiétude, voire de souffrance, qui sont surtout favorables à l’apparition de récits de ce genre. »
L’utopie apparaît donc comme une force du changement, une idée également partagée par Karl Mannheim et Paul Ricoeur.
La création d’une société imaginaire idéale implique nécessairement de poser la question du meilleur régime politique, une question à laquelle elle semble répondre. Cependant, ses partisans semblent divisés. Alors que certains choisissent un projet autoritaire (More, Campanella), d’autres optent pour une option plus libertaire (« Fais ce que voudra » de l’abbaye de Thélème chez Rabelais).
Dans les faits, ces deux options ne semblent non seulement pas réalisables, mais également peu souhaitables. D’une part soutenir l’autoritarisme ouvrirait la porte à toutes sortes de dérives tandis que de l’autre, l’idée du « laissez-faire » semble manquer de régulations capables de garantir un fonctionnement sociétal parfait.
Bien que Théodore Monod ait écrit que « l’utopie n’est pas l’irréalisable, mais l’irréalisé », peut-être que cet idéal n’a finalement rien d’enviable. N’est-ce pas finalement le fait que cet idéal vertueux de perfection ne demeure qu’une idée abstraite qui en fait sa force ? Plutôt que d’atteindre la perfection, il faudrait d’abord tenter de commencer par atténuer le mal.
Tendre vers un idéal. Mais quid du bonheur, « Idéal des idéaux » ?
“Aujourd’hui, quatre grandes utopies dominent, et il n’y en a que quatre.
La première, l’utopie d’éternité, part de la théologie pour aller au clonage.
La seconde, l’utopie de liberté, va de la lutte contre l’esclavage jusqu’à l’économie de marché ; l’utopie d’égalité politique à l’égalité monétaire. Ces trois premières utopies sont, au fond, un peu égoïstes.
Il y a heureusement une quatrième utopie : c’est l’utopie altruiste, qui consiste à chercher son bonheur dans le bonheur des autres. Une condition s’impose, dans ce domaine : on a intérêt à laisser à l’autre le choix de la définition de son bonheur. C’est ce que j’appelle l’utopie de la fraternité. C’est cette utopie qui devra être approfondie au XXIe siècle.”– Jacques Attali dans le numéro 387 (mai 2000) du Magazine littéraire consacré à la renaissance de l’utopie.
L’utopie poursuit un idéal. Elle constituée d’une société considérée comme parfaite, certes, mais cette société n’en est pas la finalité : elle est l’élément clef, l’instrument qui permet la poursuite et la réalisation de celui-ci. Il peut être un parangon d’égalité (comme chez More ou Campanella), de pouvoir absolu (1984), ou encore d’ordre et de rationalité (Nous Autres).
Le bonheur est une panacée plus ambiguë à poursuivre. Dans l’oeuvre d’Huxley par exemple, il n’est pas présent en tant que tel puisqu’il n’existe pas de façon positive (personne n’est vraiment heureux) mais de façon négative, par la suppression de toutes souffrances et émotions désagréables par le biais de la prise de psychotropes, comme le soma. Ira Levin quant à lui associe le bonheur à la sécurité et la stabilité dans son Bonheur Insoutenable. Le titre parle pour lui-même.
Transformation de la psyché humaine
« [Les prêtres] apportent tous leurs soins à instiller dans les âmes encore tendres et dociles des enfants les saines doctrines qui sont la sauvegarde de l’État. Si elles y ont profondément pénétré, elles accompagnent l’homme sa vie entière et contribueront grandement au salut public, lequel n’est menacé que par les vices issus de principes erronés. »
— Thomas More, L’Utopie
Si les sociétés utopiques sont si parfaites, c’est qu’elles sont parvenues à changer l’homme en en faisant un être meilleur. Cependant, cette renaissance individuelle se fait par l’imposition de nombreuses lois, souvent contraignantes. L’égoïsme et l’avidité sont empêchés chez More par l’interdiction absolue de toute propriété privée par exemple. Dans 1984, l’État va encore plus loin en tentant de modifier la psyché humaine en imposant l’usage du novlangue, un langage volontairement appauvri afin d’éviter la naissance de toute pensée critique, et donc potentiellement révolutionnaire. De même, dans Le Meilleur des Mondes, les citoyens sont conditionnés dès la naissance par l’écoute de slogans dans leur sommeil devant guider leurs comportements futurs. Le but de cet endoctrinement étant d’empêcher les individus de se retrouver dans des situations où ils devraient réfléchir à leurs actions, et donc de questionner leur gouvernement.
Ces mesures parviennent pourtant à être défiées. Winston Smith, protagoniste de 1984, ne réussit en effet pas à pratiquer l’amnésie sélective imposée par son gouvernement et Big Brother, et ne peut donc adhérer aux mensonges du parti. Il prend alors conscience de ses pensées et de son esprit critique. Quant à l’ensemble des habitants du Meilleur des Mondes, ils endorment volontairement leur souffrance en prenant des doses de soma. Cette présence d’éléments rebelles, perturbateurs même, au cœur de ces sociétés pourtant considérées utopiques montre l’échec de la création d’un Homme nouveau.
Du collectif à l’individu : le changement de perspective du genre dystopique
Malgré son noble projet, l’utopie porte son regard sur une globalité, un tout, c’est-à-dire une construction sociale, politique et culturelle. Le sort des individus insatisfaits dans cette société imaginaire, ou délibérément opposés à celle-ci ne constitue qu’un problème marginal. More lui-même envisage l’esclavage pour les citoyens de son île refusant d’obéir aux règles ! Ainsi, l’impossibilité d’intégrer, ou plutôt de faire adhérer la totalité de la population à la société utopique ne semble pas être ici considéré comme une faille. Cela est paradoxal : puisque c’est utopique, et donc imaginaire, chacun ne devrait-il pas pouvoir se plier aux lois ? L’utopie pourrait alors devenir un modèle auquel tendre. Cependant, si même l’esprit des utopistes refuse d’envisager la possibilité d’une obéissance citoyenne complète, bien que vivant dans une société idéale, comment peut-on alors aspirer à une obédience similaire dans la réalité (non pas qu’elle soit effectivement souhaitable) ?
« Regarde le monde, il est plus extraordinaire que tous les rêves fabriqués ou achetés en usine. »
– Ray Bradbury, Farenheit 451
Certains auteurs se sont intéressés à rediriger le focus de leur œuvre sur l’individu dans ce qu’on appelle les contre-utopies, ou dystopies. Dans ces dernières, les protagonistes sont justement ces personnes inadaptées qui ne peuvent, ou même refusent, d’appliquer les règles de la société dans laquelle ils vivent. La première utilisation du terme « dystopia » est souvent attribuée à John Stuart Mill, dans un de ses discours de 1868 au parlement britannique. L’exemple le plus connu de dystopie est probablement 1984, cité plus haut à plusieurs reprises.
Les dystopies présentent en général un projet utopique réalisé, où cette réalisation est présentée non pas à travers les yeux du ou des gouvernant(s), mais à travers le regard de l’individu, d’un héro, et plus précisément, d’un élément perturbateur car rebelle. La bulle parfaite explose alors, mettant en évidence les souffrances et répressions subies par les citoyens. Ce renversement de point de vue nous montre alors que la réalité est bien différente du discours officiel. Il nous montre non seulement les failles des projets politiques utopistes, mais aussi, et de façon plus importante même, l’impossibilité de changer fondamentalement l’Homme contre son gré et de façon uniforme.