ART

L’appareil photographique, médium utopique

Dès ses premiers balbutiements avec Nicéphore Niépce et Daguerre, la pratique photographique était déjà synonyme du désir de tout voir, de tout enregistrer et de tout reproduire. Mais qu’en est-il vraiment de nos jours, alors que la technologie ne cesse de nous étonner et d’évoluer dans une cadence soutenue depuis 50 ans ?

Les premières images obtenues avec du bitume de Judée étendu sur une plaque d’argent exigeaient plusieurs journées de pose en 1824, chose que nous avons sans doute du mal à imaginer actuellement. Niépce s’associa ensuite avec Daguerre, et en 1832, ils mirent au point un procédé qui leur permit de réduire ce temps de pose à seulement une journée. Suite au décès de son partenaire de recherche photographique, Daguerre continua seul et inventa le daguerréotype en 1838, premier procédé faisant appel au développement. Ainsi, le temps de pose passait d’une journée à 30 minutes seulement, une révolution pour l’époque ! À partir de cette période, la pratique de la photographie ne cessa d’évoluer de plus en plus rapidement. Il y eut d’abord Hippolyte Bayard qui obtint des images directement positives sur le papier. Puis, William Henry Fox Talbot repris ses recherches et breveta le calotype qui permit de multiplier la même image. Et l’histoire continue, avec nos reflex numériques au nombre de pixels et aux fonctions hallucinantes. Ou encore avec Google et ses lunettes qui prennent des photos et des vidéos discrètement et dont l’échec commercial n’a pas empêché d’autres entreprises de s’en inspirer. Mais de l’invention de la photographie au 19ème siècle à aujourd’hui, le mot d’ordre n’a pas changé. Il s’agit de miser sur le progrès, et concernant la photographie l’enjeu est toujours le même : nous voulons reproduire ce que l’on voit avec nos yeux.

Nicéphore Niépce (1826 ou 1827). Vue de la fenêtre du domaine du Gras, à Saint-Loup-de-Varennes (Saône-et-Loire, Bourgogne, France).

Voir avec l’appareil photographique

Parfois, l’appareil photographique permet de discerner ce que nos rétines ne nous permettent pas d’entrevoir, ce qui n’est pas sans rappeler un certain film… Dans Blow Up, un jeune photographe surprend un couple dans un parc londonien, les photographie et remarque ensuite un corps étendu et une main tenant un pistolet en regardant ses tirages… Ici, le protagoniste repère sur ses images quelque chose qu’il n’a pas vu avec ses yeux lorsqu’il était dans le parc. Si l’on considère cet angle de vue, le médium qu’est la photographie dépasse même nos espérances humaines en nous permettant d’observer plus que ce que l’on peut voir. L’humain augmente ainsi ses propres capacités visuelles et comprend mieux l’univers, résultat d’une épopée vers toujours plus d’innovations technologiques.

Louis Jacques Mandé Daguerre (1787-1851), Le Cabinet des curiosités, 1837

Notre fantasme d’instantané et de vérité

L’histoire de la photographie nous montre que la quête de l’instantanéité réside au coeur même de cette course vers le progrès. Il s’agit pour l’individu d’arrêter le temps entre la prise de vue et la photo, de reproduire ce que l’on observe à la perfection et de diffuser l’image parfois presque immédiatement. En quoi ces capacités extraordinaires seraient utopistes ? Il est légitime de s’interroger alors que nous avons désormais l’impression de maitriser le temps. Mais c’est justement ce processus qui représente un premier danger…

Publicité pour le Vérascope F40, Jules Richard, 1939. Collection musée Nicéphore Niépce

De la photographie à la production de contenu visuel

Nous vivons dans un monde infusé d’images dans lequel nous pouvons photographier et publier en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. Cette immédiateté implique davantage que ce que l’on pourrait croire. Tout d’abord, nous voyons beaucoup de clichés sans toujours les comprendre, ou sans prendre le temps de le faire. Loin de son objectivité fantasmée dés le 19ème siècle, la photographie ne rend pas compte de la réalité mais en crée une nouvelle. Cela nous amène vers le second péril de cette vision utopique du médium photographique qui réside dans une impossibilité de recréer ce que l’on voit avec notre appareil photo ou même notre téléphone. En effet, qui n’a jamais expérimenté cette frustration de ne pas pouvoir reproduire ce que l’on a devant les yeux ? Que ce soit à cause d’un soleil trop fort, de couleurs qui apparaissent différentes à l’écran, d’un flou non maitrisé… La photographie ne semble pouvoir remplacer le réel, et les possibilités de plus en plus étendues de retouches n’arrangent pas les choses. Comment croire l’image que nous regardons ? Alors que la photographie est considérée comme le médium idéal pour diffuser de l’information dans le monde, son accumulation excessive apporte l’effet inverse et il est de plus en plus difficile d’observer réellement une photographie. Cela nous conduit aussi vers la question de la perte de l’aura, comme analysée par Walter Benjamin. Dans son essai L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, le philosophe et historien de l’art développe une thèse selon laquelle les oeuvres reproductibles ont contribué à la perte de l’aura pourtant spécifique à l’oeuvre unique.

Alors, bien sûr, il n’est pas question de faire une critique entière de l’évolution de la photographie, tant certains aspects sont bien pratiques aujourd’hui. Mais force est de constater que les premiers espoirs qui ont vu le jour à ses côtés au 19ème siècle ont bien changés. De nos jours, il est difficile de contrôler le flux d’images qui nous parvient, et que nous cherchons bien souvent. Alors si c’est parfois trop pour vous, n’hésitez pas à délaisser la technologie au profit de votre seule vision afin de profiter de ce qui vous entoure, ou à revenir à une pratique plus old school avec la photographie argentique.

Amoureuse de photographie, curieuse, passionnée par l'infinité du monde de l'art et aussi très intriguée par la complexité du monde politique.

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