A l’occasion de la sortie en salles françaises de son dernier long-métrage Ta’Ang, un peuple en exil entre Chine et Birmanie, dont l’avant-première nationale s’est déroulée au Café des images, nous avons rencontré l’immense cinéaste chinois Wang Bing à Caen. Fraîchement arrivé en France – en réalité depuis moins de vingt-quatre heures -, il nous accorde un entretien fleuve dans l’hôtel où il vient de se réveiller, juste avant de monter dans un train pour Paris. Rencontre avec un homme qui fusionne avec la définition d’un artiste total, à la vision radicale. Un cinéma qui respire l’osmose entre éthique et esthétique, un geste précieux pour un bien inestimable.
Ta’Ang est aujourd’hui votre sixième long-métrage, que représente le cinéma pour vous ? Quelle est votre conception du cinéma ?
Au début, le cinéma pour moi est une façon d’exprimer ma propre opinion sur la société. Le cinéma chinois est particulier, dans le sens où il est plus soumis à la censure que les autres arts, comme le théâtre. La production cinématographique a toujours été un secteur contrôlé et limité par l’État, ce dernier refuse d’attribuer une liberté de création à n’importe qui. De nos jours, l’art est plus difficile à contrôler, bien que le cinéma soit un cas particulier. Lorsque l’on rentre dans le métier, il faut réussir à trouver une liberté dans cette contrainte. Tout le monde fait face à ce problème, pour ma part, je préférais travailler en toute liberté. Le cinéma, que ce soit à l’étranger ou en Chine a longtemps été fondé sur une propagande de la société dont il a beaucoup de difficulté à s’en détacher car elle est au sein même de l’inconscient collectif de la production. J’espère qu’il va réussir à s’écarter du système. En ce qui me concerne, je suis ma propre vision des choses et ma liberté de penser. Je me moque de ce que les autres en pensent, je fais confiance à la manière dont je rencontre ce qui équivaut pour moi un bon sujet, une bonne histoire. C’est différent en France, car elle n’a pas la même Histoire que la Chine. Pour les personnes de ma génération, nous sommes tombés pile poil durant cette époque de mutation. Depuis les années quatre-vingt-dix, nous faisons face aux changements culturels et historiques, on se questionne sur l’avenir du cinéma, de la culture, de la liberté de création, parallèlement, c’est à cette période que j’ai commencé à produire. Pour le moment, je me trouve à l’intérieur de cette phase de changement, et cela me convient.
Vous êtes un cinéaste qui a toujours eu la conviction de porter un regard sur “le peuple”, “les hommes sans noms”, et avec votre caméra, vous leur donnez une parole, une visibilité.
Comme je viens d’évoquer, le cinéma du passé devait être représentatif des modèles exemplaires à suivre, c’est pourquoi il donnait de l’importance aux personnages influents de la société, qu’il soit ouvrier ou militaire selon les besoins de l’époque. Mon cinéma n’a pas une visée de propagande, mes personnages ne se soumettent pas à ce dictat, ils peuvent être n’importe qui. Je me fie à mon intuition, si je pense que c’est un bon sujet, alors je me lance. Que ce soit dans n’importe quels autres arts, l’intuition de l’auteur est très importante. L’histoire chinoise est fondée sur le confucianisme, elle est écrite par les hommes importants et célèbres. A l’inverse, les gens ordinaires ne s’inscrivent pas dans cette catégorie, et cela ne me pose pas de problème de les filmer. Filmer des gens ordinaires, c’est filmer les traces d’un changement palpable de la société.
Selon vous, est-ce que tous les sujets se valent et quelle serait la limite de la représentation cinématographique ?
Avant de passer par le cinéma, je viens des Beaux-Arts, et en dernier lieu j’ai choisi le cinéma pour son langage. En 1992, j’ai commencé officiellement à étudier le cinéma, trois, quatre ans avant, j’étais photographe de plateau. Entre cette période et A l’ouest des rails, il s’est passé environ dix ans où j’ai pratiqué des diverses activités. À la fin, ma passion est allée vers le cinéma car je considère que c’est l’art dont l’expression est la plus libre et les frontières les plus minces. Ce langage est ce qui me convient le mieux.
Vous avez débuté au cinéma avec une fresque de neuf heures, et généralement, vos films ont une durée relativement longue. Comment pourrait se définir votre rapport au temps, à la durée et au rythme en tant qu’individu et en tant que cinéaste ?
A la base, le potentiel du sujet d’A l’ouest des rails est très complexe et profond. Il y a beaucoup d’habitations, de secteurs d’usines et de chemins de fer divers et variés. Tous ces sujets sont difficilement exprimables sur une durée courte, d’ailleurs, nous avons échoués à nous y essayer. Comme le film a besoin d’une certaine durée pour faire exister les personnages et l’histoire, alors naturellement, il est long. Je n’ai pas de préférence sur la notion du temps, c’est le sujet qui me l’impose. Il y a une autre raison, c’est que je ne compte pas pour la production cinématographique de mon pays. Le cinéma chinois fait face à ses propres événements historiques mais le plan formel, la langue elle, n’a pas changé. La Chine n’est pas un petit pays, mais proportionnellement, il y a très peu de cinéastes. L’Histoire du cinéma chinois est relativement courte… et avec l’arrivée de Zhang Yuan et de Wang Xiaoshuai, bien qu’ils aillent vers un cinéma indépendant, la langue de leur cinéma n’a pas complètement changé non plus. Quand tu regardes The Square (documentaire de Zhang Yuan qui décrit une journée dans la vie de la Place Tian’anmen en 1994, cinq ans après l’écrasement d’un mouvement démocratique dirigé par les étudiants en 1989) ou Derrière la Cité interdite (fiction de Zhang Yuan, l’un des premiers films évoquant l’homosexualité en Chine), le sujet a changé, mais le langage reste le même par rapport au cinéma classique. Tandis que ces films se situent fin 1980, début 1990, lorsque moi j’ai commencé à filmer en 1999, notre vision du cinéma avait changé, de même pour ses modes d’expressions. A présent, chacun répond à ses propres nécessités en fonction du choix de ses sujets. Lou Ye, Wang Xiaoshuai, Zhang Yuan… ont beaucoup fait de films sur la jeunesse, ce sont tous des films de fiction, en cela, il n’y a pas beaucoup de différence avec le cinéma classique.
Le numérique est apparu lorsque nous avons commencé à faire du cinéma, et comme on n’a pas eu l’occasion d’utiliser la pellicule, on a été totalement détaché du mode de production d’antan. A l’inverse, nous avons eu un rapport radicalement individuel à la production puisqu’à ce moment-là, grâce au Macintosh, on a pu faire le montage par nos propres moyens. Tandis que les personnes que j’ai évoquées précédemment devaient utiliser les outils que la production étatique leur fournissait, quand nous avons commencé dans le métier, ces conditions n’existaient plus, indépendamment de notre volonté. Nous avons ainsi tous commencé par la vidéo et le numérique et cela nous a permis une liberté incroyable, personne ne devait alors nous dicter notre travail. Avec l’ordinateur et la révolution numérique, on pouvait tout faire ce qu’on voulait. Le numérique possède ses propres caractéristiques et ces nouvelles conditions de création ont à la fois facilité le changement et façonné notre travail. Par rapport à la pellicule, le numérique est détaché des contraintes économiques, notamment pour le montage. Le numérique a scellé un avant et un après : avant le cinéma était un organe étatique, maintenant, il est du côté de la création individuelle.
À partir des années 2000, tous les arts convergent vers le mouvement d’un art axé sur l’individu, le mien y compris. Depuis 1996, j’ai senti que l’avenir de l’art allait vers cette tendance-là, et que bientôt, ça n’allait plus être des représentations de la nation, ni du collectif, mais de l’individu. Entre 1998 et 2001, tout fuyait vers ce sens, alors en 2004, beaucoup de films ont été symptomatiques de ce grand bouleversement.
Le cinéma chinois dans son intégralité manque d’indépendance, de même que dans son histoire, il manque des films d’auteurs. Par exemple, avant la période florissante de Shanghai, il était principalement lié aux cirques et aux divertissements, comme le montre Shadow Magic de Ann Hui, il n’était pas considéré comme un art. C’est pendant la période de Shanghai que le cinéma chinois a été élevé au rang d’art, bien que paradoxalement, il a toujours été au service de la propagande. Après la révolution communiste en Chine, une nouvelle ère a commencé, et à l’initiative de Xie Jin et d’autres réalisateurs, ces deniers ont développé ce cinéma révolutionnaire jusqu’en 1982 environ. Puis, il y a eu la Cinquième génération portée par Zhang Yimou, Chen Kaige avec la production des films comme Terre jaune, Le Sorgho Rouge ect. qui continue jusqu’en 1995. Après cette période, ils basculent dans le cinéma commercial. Bien que leur aspect formel a changé, leur idéologie prolonge encore celui du cinéma classique. Ce n’est pas un cinéma de l’individu, mais du collectif. Si la qualité de l’image, la lumière et les couleurs ont bien changées, en revanche, la place du cinéma dans la société, elle, n’a pas évoluée puisque qu’elle est encore balisée par l’Etat.
Lorsque que l’on regarde l’histoire du cinéma chinois, il n’est pas totalement revenu à son statut d’art, maintenant, il est toujours influencé par l’économie mais aussi par la politique. Les productions commerciales sont médiocres, ce sont des pales copies du cinéma hongkongais et taïwanais des années quatre-vingt-dix. Un jour, j’ai décidé de regarder ce qu’ils avaient fait, et bien que ce soit des nouveaux réalisateurs, il n’y a aucune créativité, la qualité était même pire que les productions dont ils voulaient s’en inspirer. Je n’exagère pas, c’est la vérité, il suffit de regarder toute la production de cette époque, cela fait partie de l’Histoire du cinéma chinois. Dans ces conditions, dans cette époque, dans cette Histoire, je me demande quelle est ma liberté de création. Que ce que je peux filmer ? Le premier point est que je n’ai pas envie de gaspiller mon temps, deuxièmement, comme je ne possède pas le soutien de l’industrie, que ce soit sur le plan financier ou humain, personne n’a envie de travailler avec moi. Et pour des raisons pragmatiques, je suis retourné au documentaire. Ce genre me donne plus de liberté, me demande peu d’implication financière et les sujets sont extrêmement variés. Ce sont dans ces conditions que j’ai trouvé ma liberté de production.
Quelle regard projetez-vous sur la Chine dans trente ans ?
Je ne suis pas divin, je ne peux pas deviner le futur.
Et à travers votre regard de cinéaste ?
Depuis la dernière dynastie Qing, à partir du « Xin Wenhua Yundong » (New Culture Movement) à nos jours, cela fait presque cent ans que la culture chinoise a évolué vers une inspiration de l’Occident. Historiquement, il y a eu les « San Ming Zhuyi » (les Trois principes du peuple, aussi appelés “Triple démisme” tels que formulés par Sun Yat-sen, sont les principes de démocratie libérale, de nationalisme et de justice sociale), le communisme, puis aujourd’hui où nous sommes dans une époque complexe en proies aux grands changements. Quand est-ce que ce pays arrivera à un Etat de raison, d’intelligence, de liberté et d’égalité pour aboutir à une société stable ? Personne ne le sait, mais c’est en cours. Toutes les décennies, les nations connaissent des bouleversements, mais pour moi, la Chine est toujours en mutation.
Je ne sais vraiment pas… trente ans, c’est long, mais c’est aussi court. Quand j’ai commencé à étudier à l’université en 1987, jusqu’à maintenant, trente ans se sont déjà écoulés en un claquement de doigt, certes, cette société a connu beaucoup de changements, mais pas assez. Donc en conclusion, trente ans, c’est trop peu pour la Chine, il lui faut au moins cinquante ans pour espérer un tournant culturel important à la hauteur de nos espérances. L’élite intellectuelle chinoise se constitue à travers les efforts des générations, on se pose des questions sur eux. Les évolutions d’une société se basent sur des projets à partir desquels les gens concrétisent leurs désirs. Tout le monde devrait se sentir concerné et faire des efforts pour atteindre ce but. C’est très simple, il y a deux sortes de personnes : d’un côté, les gens talentueux qui peuvent donner l’exemple, puis de l’autre, ceux qui appliquent le changement sur eux-mêmes, je fais sans doute partie de cette deuxième catégorie. Je ne dois pas perdre en vue mes idéaux et mes projets, c’est tout ce que je peux faire.
Comme de plus en plus de réalisateurs indépendants chinois, votre statut de cinéaste demeure précaire dans votre propre pays, néanmoins, quelles sont vos perspectives d’avenir pour le cinéma chinois ainsi que son rapport à la censure nationale ?
Le cinéma et la télévision sont assujettis à un contrôle économique et politique, certains réalisateurs se soumettent à cela. Pour ma part, je n’ai pas besoin d’autant d’apport financiers, il existe des matériels moins coûteux. Chaque personne traite le problème différemment, toutefois, parmi ces individus qui sont dans le système, il y aura peut-être aussi du changement… pour ma part, je laisse ma place aux autres.
Avez vous des conseils à donner à des futurs cinéastes ?
Je n’en ai pas, avec la différence d’âge et les épreuves, je pense que chaque personne doit utiliser ses propres capacités. Chaque génération possède son indépendance et sa propre opinion sur le monde. Les autres personnes ne doivent pas se tenir devant eux avec un discours préétabli. Au contraire, ils doivent faire par eux-même l’expérience de la maturité, comme nous tous qui sommes passés par là.
Remerciements à Yannick Reix, Emmanuel Burdeau, Pascale Wei-Guinot et Pu Ruhua.