La musique des mots de Catherine Cusset vient résonner cet automne, avec L’Autre qu’on adorait paru chez Gallimard, qui tire son titre de l’intemporelle et immortelle chanson « Avec le temps » de Léo Ferré. « Avec le temps… / Avec le temps, va, tout s’en va / L’autre qu’on adorait, qu’on cherchait sous la pluie / L’autre qu’on devinait au détour d’un regard / Entre les mots, entre les lignes et sous le fard / D’un serment maquillé qui s’en va faire sa nuit / Avec le temps, tout s’évanouit »
On rentre dans le roman comme dans une tragédie, tout est dit dans la quatrième de couverture et ce n’est pas une surprise : cela finira en suicide. La valeur de l’intrigue est ailleurs, d’abord dans ce « tu » martelé depuis le prologue glaçant, puis tout au long des 266 pages du livre jusqu’au saillant épilogue final. Cette deuxième personne du singulier nous plonge directement au cœur de l’intimité de Thomas, de ses pensées, de ses rêves et de ses souffrances. En outre, au travers de ce réfléchi qui revient sans cesse, « tu te rappelles », « tu te vois », « tu te… tu te… », on perçoit bien le cercle vicieux de la solitude et du face à face avec soi-même se dessiner à l’horizon.
L’écriture de Cusset nous mène allègrement dans les couloirs de l’intimité du héros et porte un regard aigu sur les rouages de l’amour, de l’érotisme, de la lecture, de l’amitié, de la cérébralité, de la dépression, etc. La vie intérieure d’un individu, si riche et si subtile, est décortiquée, narrée avec brio. Nous voyageons avec ce doctorant en littérature entre Paris et New York au rythme de Barthes, Beckett, Joyce ou Proust… Le charme des saisons et des cafés de Paris, celui des soirs où les chairs de deux êtres se mêlent et des ballades nocturnes new-yorkaises y est admirablement exprimé. La capacité à la rêverie de Thomas rapportée dans le texte nous transforme à notre tour en rêveur, en rêveuse.
À le voir, le protagoniste déborde de vie : brillant, grand lecteur, grand séducteur, Thomas sait profiter des bonnes choses de la vie. « Un jouisseur qui aime le vin et la littérature, la chair, la chère et les concepts. » (p. 129). Alors, comment peut-on être à la fois si vivant et si mort à l’intérieur ? Mort dans le cœur car Thomas est aussi un grand lucide, un grand penseur. Cette capacité à penser tout ce qui se passe l’amène à vivre trop intensément les choses. C’est comme si sa sensibilité se déréglait par moment : il vit trop fortement, trop amoureusement, trop douloureusement… Comme dans le poème de Baudelaire, « Ses ailes de géant l’empêchent de marcher » (dernier vers du poème L’Albatros). L’épigraphe proustien nous prévient dès le début : « une personne […] est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n’existe pas de connaissance directe ». La solitude est le grand sujet de ce roman. Thomas n’est pas uniquement seul dans la vie, il l’est aussi dans sa façon de penser, de sentir, de s’émouvoir.
Malgré le triste tableau qu’on peut voir apparaître dans un premier temps, concernant le monde, la recherche, le monde intellectuel, la vie universitaire, il ne faut pas s’y méprendre : le roman de Catherine Cusset est un roman indispensable puisque c’est une œuvre contre la mort, pour que le temps ne balaie pas tout (n’en déplaise à Léo Ferré), pour que Thomas ne meure pas tout à fait, pour que la littérature vive, pour que tout ne disparaisse pas.
En outre, à l’aube d’un siècle qui récompense Bob Dylan par le Prix Nobel de Littérature, il est intéressant de voir que lorsque la littérature n’a pas les mots, la chanson les a. On voit bien, dans le roman de Cusset, comment Nina Simone et Billie Holliday viennent signifier tour à tour bonheur ( « I’m feeling good… ») et maladie ou solitude, comment les paroles du Métèque de Moustaki expriment au mieux le désir éprouvé pour Nora (« Je viendrai, ma douce captive, mon âme sœur, ma source vive, je viendrai boire tes vingt ans »), comment John Coltrane et Keith Jarret (ici, il s’agit plus largement de la musique) dans l’iPod de Thomas prennent toute leur importance symbolique et comment les paroles de Léo Ferré sont mises à l’honneur dans plusieurs passages du texte pour venir exprimer toutes sortes d’émotions.
« Tu as l’idée de faire écouter à tes élèves des chansons françaises. Ne me quitte pas, Le Déserteur, La Java des bombes atomiques, Le métèque, Il suffirait de presque rien, Avec le temps, Je t’aime…moi non plus, L’Aigle noir, Paris s’éveille. […] tu te déclares à travers les chansons. ».
En outre, pour évoquer une autre auteure contemporaine, dans nombre de romans d’Annie Ernaux nous trouvons l’évocation de chansons pour mieux dépeindre et poétiser des moments de la vie, des souvenirs, des sensations (on notera également que le cinéma est bien souvent convié à la fête chez les deux auteures).
La littérature, art par quintessence des mots, échoue pourtant parfois à exprimer l’infini des ressentis humains. La chanson peut être là, non pas pour prétendre mieux dire et remplacer la littérature (évidemment !), mais pour ajouter des dièses et des bémols, amplifier, trouver un nouvel accord, une nouvelle harmonie, faire vibrer de nouvelles cordes pour mieux chanter un événement, pour y ajouter d’infimes variations et apporter un souffle nouveau, un nouvel angle de vue. Et si c’était la littérature qui avait besoin de chansons ?